S’il se limitait à proposer une lecture critique de la « théorie du genre », l’ouvrage d’Éric Marty Le sexe des modernes, sous-titré « Pensée du neutre et théorie du genre », mériterait déjà une lecture attentive. Dans ce livre l’auteur montre en effet, en se référant avec précision aux sources, à partir de quels emprunts, de quelles transformations, de quelles approximations et de quelles erreurs, Judith Butler, la « Queen of gender »[1], a construit cette théorie.
Mais le plus important réside sans doute ailleurs. Ce livre nous propose en effet de traverser un certain nombre d’œuvres majeures de la deuxième moitié du XXème siècle, avec pour repère la question du sexe, et plus spécialement la question des « identifications sexuées ». Il s’agit en effet de montrer comment un certain nombre de penseurs, les « modernes », s’y sont pris pour questionner la bipartition sexuée, la subvertir, y introduire du « trouble »[2], ce, tout autrement que ne le fait la théorie du genre. Ces « modernes » ont marqué la pensée de l’après-guerre et continuent d’exercer une influence considérable.
French ?
Petit détail pas complètement anodin : ils sont tous français ; pas complètement anodin puisque les œuvres de ces auteurs ont servi à fabriquer ce qui s’est appelé outre-Atlantique la « French theory », corpus que Judith Butler a contribué à populariser, pour son propre usage. Et Marty nous montre comment il s’agit là d’un assemblage critiquable à plus d’un titre :
- Il suppose une apparente unité alors même que les travaux dont il s’agit sont le plus souvent très éloignés les uns des autres, si pas opposés. La plupart des auteurs concernés (pas tous) ont certes parfois été considérés comme « structuralistes », mais peu d’entre eux se reconnaissent dans cette désignation simplificatrice.
- Il opère un contresens sur un certain nombre de notions lues de manière extrêmement simplifiée, si pas simpliste, et souvent complètement fautive. Ainsi, par exemple, le concept lacanien de « forclusion » est interprété comme une exclusion discriminative des minorités, ou encore le titre la nouvelle « Devant la loi » de Kafka, que commente Derrida, est transformé en « Avant la loi »….
- Il fait un usage dévoyé des œuvres auxquelles il se réfère : celles-ci sont mises au service d’une conception psycho-sociologique du sujet, bien loin de celles qu’elles soutiennent.
Marty montre ainsi comment la théorie du genre va chercher une légitimation et une respectabilité intellectuelle chez des penseurs dont elle est en fait très éloignée. Ce qui l’inspire effectivement se trouve bien plutôt du côté des conceptions performatives du langage développées par Austin et les tenants de la philosophie analytique. Le point de vue de Judith Butler et de tous ceux qui s’y réfèrent, en particulier les militants des mouvements regroupés sous le sigle LGBTQI…, prend beaucoup plus appui sur ce type de théorisations que sur les élaborations des penseurs français, très différentes et beaucoup plus complexes.
C’est l’occasion pour l’auteur de revenir de manière critique sur la pensée d’Austin et de souligner comment cette pensée, et, par conséquent, les théories du genre, sont en phase avec une conception entrepreneuriale du sujet, réduit au Moi souverain. Cette conception est beaucoup plus compatible avec le discours dominant actuel que celles auxquelles se réfèrent les modernes dont Butler prétend s’inspirer. Ce qui guide la conceptualisation du genre c’est une psycho-sociologie pragmatique, une théorie comportementale qui s’apparente au « self empowerment », autrement dit au « développement personnel ». Prétendument subversive, cette théorie apparaît plutôt « main stream ». Avouons, en tout cas, que son inspiration effective se situe assez loin des élaborations d’un Deleuze, d’un Derrida, ou d’un Barthes, sans parler de Lacan. Bref, rien de plus américain que la « French theory ».
Judith Butler a assuré une popularité considérable au signifiant « genre ». Reconnaissons qu’il n’est pas donné à tout le monde « d’inventer » ainsi un signifiant3 et de s’en faire un nom. Le concept existait avant qu’elle ne s’en empare : John Money ou Robert Stoller lui avaient déjà donné un certain relief, mais c’est elle qui est parvenue à lui conférer la portée qui est la sienne aujourd’hui, tout à la fois théorique et politique. C’est elle qui l’a fait rentrer dans la langue courante. En cela on peut parler d’invention. L’invention a peut-être échappé à son inventrice. Elle visait à rendre contingente, et en fin de compte à effacer, l’opposition duelle des sexes et les disparités sociales qu’elle produit. Y est-elle parvenue ? Rien n’est moins sûr. Là où il s’agissait de se défaire de l’opposition distinctive et des identités sexuées, on assiste plutôt aujourd’hui, avec la théorie du genre, ses diverses déclinaisons et ses effets, à une exacerbation des oppositions, des différences et des fixations identitaires ségrégatives.
Le genre travesti :
À la théorie du genre, Marty oppose la « pensée du Neutre ». Celle-ci représente une autre manière de démonter les identités sexuées, mais également de brouiller les voies établies du désir sexuel. Plus complexe, plus subtile, moins univoque que la théorie du genre, cette pensée prend pour point de départ une notion mise en avant par Roland Barthes et son « degré zéro ». Mais elle n’est pas UNE théorie proprement dite. On en retrouve la trace chez tout une série d’auteurs, à travers certains concepts, ou à travers certaines figures de fiction. La « pensée du Neutre » est plutôt un point d‘entrecroisement entre différentes approches que chaque auteur décline singulièrement.
Avec cette pensée, il ne s’agit pas tant d’effacer le paradigme masculin/féminin que de le déstabiliser, et par là de déstabiliser l’assurance prise sur une identité sexuée, mais tout autant sur l’« orientation » du désir et sur les objets de celui-ci.
Il y a différentes manières de déstabiliser le paradigme. Par exemple avec la figure du travesti. Le livre y consacre un chapitre qui en développe les différentes versions, très diverses selon les auteurs. Marty distingue ainsi, textes à l’appui comme dans tout l’ouvrage, ses usages pluriels : lieu d’écriture d’un alphabet, pure combinaison de signes, chez les personnages du Kabouki qu’évoque Barthes, ou, très différemment, manière de rendre les frontières instables avec la « fille garçonnière » de Sartre, ou de s’y attaquer violemment avec les travestis du Notre dame des fleurs de Genet. Ces figures rendent indistinctes les identités sexuées mais aussi la différence entre homo et hétérosexualité. Leur pouvoir de monstration et la fascination qu’elle produisent sur les hétérosexuels les plus « straight », brouillent les repères les plus assurés. On peut également y voir une illustration, exacerbée et théâtralisée, de ce que soutient la psychanalyse : la dénaturalisation du phallus et la dimension de semblant des identifications sexuées. Judith Butler reprend cela à sa façon : « All gender is like a drag or is a drag »[3]. Cette formulation pourrait parfaitement résumer les effets structurants de l’œdipe sur les identifications sexuées tels que Freud et Lacan en rendent compte… pour peu qu’on n’y oublie pas l’inconscient…
Différentes versions du Neutre :
Mais la mise en question du paradigme masculin/féminin peut passer par d’autres voies que celle du travesti. Marty le montre à travers diverses figures littéraires et les commentaires auxquelles elles ont donné lieu. Ainsi la Sarrasine de Balzac, lue par Barthes : le personnage de Zambinella est au départ un ancien castrat, dont les représentations successives en femme par la sculpture, puis en Adonis (homme féminisé) par la peinture, et en sujet indéterminé par la photo, finissent par effacer l’appartenance sexuée. De même La Vénus à la fourrure de Sacher-Masoch, commentée par Deleuze et le concept de corps sans organes qu’il développe pour défaire le dispositif de la sexualité. Le Neutre vient déstabiliser le paradigme, et par là même troubler le désir, cela est souligné à différentes reprises et de diverses façons.
Barthes, Deleuze, Derrida, ont chacun leurs concepts propres pour penser le neutre : le « degré zéro » et différentes références littéraires et picturales pour Barthes (le sourire des œuvres de Léonard de Vinci), la récusation de la « castration » freudienne et de l’interdit symbolique ainsi que l’image de l’œuf originaire chez Deleuze, « l’hymen », la « double invagination » et bien sûr la critique du « phallogocentrisme » chez Derrida. Barthes lit Balzac et Léonard de Vinci, Deleuze Sacher-Masoch et Tournier, Derrida commente Kafka et Blanchot. À partir de ces lectures ils élaborent leurs propres concepts pour déstabiliser les évidences identitaires. Éric Marty lit et relie ces lectures. Et il invite ses lecteurs à retourner aux textes sources. Ce n’est pas là le moindre intérêt de son livre.
Foucault et la norme :
Un long chapitre – très critique – est consacré à Michel Foucault, l’un de ceux dont Judith Butler s’inspire principalement (ou dont elle croit s’inspirer). Pour Marty, Foucault se distingue nettement des autres auteurs commentés. Il est celui qui, à partir du milieu des années 70 et de L’histoire de la sexualité, tout particulièrement de La volonté de savoir, a compris les enjeux de la postmodernité, avec la primauté de la norme et l’effacement de la loi. C’est l’occasion de reprendre un certain nombre d’aspects de sa pensée et de montrer en quoi, sans l’affirmer explicitement, il s’oppose à ses contemporains. Son immanentisme radical récuse toutes les théorisations qui privilégient le registre symbolique considéré comme référence transcendante. Dans le même mouvement, ce qui est par là-même critiqué, c’est la place prééminente accordée au désir, aussi bien par Deleuze (apparemment encensé par Foucault) avec sa conception du sexe et du désir affranchis de la castration, que par Lacan (jamais cité) et à la façon dont il articule le désir à la loi.
Cette manière de dénoncer l’illusion libératrice attribuée à la psychanalyse et de considérer qu’elle constitue de fait un dispositif où s’exerce le biopouvoir est aujourd’hui bien connue, de même que le rejet du sexe/désir au profit du corps/plaisirs. Ce qui pourra paraître à première vue un peu plus inhabituel, même si déjà développé ailleurs, c’est la façon dont la pensée de Foucault est décrite comme pleinement en accord avec le néolibéralisme, avec sa conception immanente du pouvoir. Quant à la différence sexuelle, elle n’est plus considérée comme fondatrice de la subjectivité, en quoi Foucault se rattache à la « pensée du Neutre ». Il s’agit plutôt d’effacer sa portée (cf. le commentaire du cas Herculine Barbin), pour privilégier un monde monosexuel.
La différence :
Éric Marty s’emploie à démonter l’invention de Judith Butler et à montrer combien sa réussite s’avère paradoxale. Elle (se) trompe sur ses sources, les textes dont elle s’inspire et qu’elle lit très souvent à contre-sens, et elle (se) trompe sur les effets de sa théorie. Celle-ci visait à effacer les différences, je l’ai déjà évoqué. Reprise par divers groupes militants elle participe de la prolifération taxinomique ségrégative qui multiplie à l’infini les catégories sexuées et sexuelles en fonction des identités, des orientations, et des pratiques. Et elle récuse, par exemple, les revendications féministes considérés comme spécifiques des femmes blanches middle-class…
La psychanalyse :
Ni Freud, ni Lacan ne sont, à proprement parler, commentés dans ce livre, du moins au même titre que Barthes, Deleuze, Derrida, Foucault, Genet ou même Sartre. Ils sont pourtant omniprésents. Marty est un lecteur attentif de Lacan et il s’y réfère à de très nombreuses reprises. La psychanalyse apparait dans cet ouvrage en contrepoint de tous les textes et de tous les auteurs évoqués. Rien de surprenant à cela : elle s’inscrit pleinement dans la modernité. Faut-il s’étonner de ce que les psychanalystes ne soient pas discutés comme tels, au même titre que ceux qui, d’une manière ou d’une autre, ont développé une pensée du « Neutre » ? Y a-t-il une « pensée du Neutre » dans la psychanalyse, au sens où l’entend Marty ? Certes non, si on pense aux identifications sexuées qui se constituent à partir d’une nomination qui vient de l’Autre, ce, dès avant la naissance. Certes non encore si on pense au binarisme des jouissances organisées par le phallus. Mais certes oui, si on pense au désir a-sexué et au fantasme. De ce point de vue l’objet a pourrait être considéré comme un paradigme du « Neutre », le Neutre par excellence. Alors ?
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On ferait erreur si on considérait l’ouvrage d’Éric Marty comme un texte de circonstance destiné à dénoncer les impostures de la théorie du genre et de son inventrice. Celle-ci fait subir une torsion considérable aux notions dont elle prétend s’inspirer. Mais, après tout, nous en connaissons d’autres qui ont pratiqué ce genre de torsions, sans trop de vergogne. C’était au service d’une pensée subtile, complexe et consistante. Peut-on en dire autant de la théorie du genre ? Avec Marty, reconnaissons encore une fois le mérite de la trouvaille à celle qui a su élever le « genre » au rang de signifiant de la langue ordinaire, dont le succès public semble ne pas se démentir. Recouvre-t-il, ou efface-t-il pour autant le sexe ?
Mais, ce qui importe sans doute le plus dans le livre, c’est le détour qu’il nous fait faire vers tous ces auteurs dont il ne nous fait pas faire l’économie, qu’il nous donne envie de lire ou de relire, avec, ou contre, ses propres interprétations. Et en cela le détour vaut le voyage dans les 500 pages de l’ouvrage.
Éric Marty : Le sexe des modernes– Pensée du Neutre et théorie du genre – Paris – Seuil – 2021
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Août 2021
[1] C’est ainsi que Gayle Rubin « couronne » Judith Butler.
[2] Rappelons que « Trouble in gender » est le titre de l’ouvrage qui a fait connaître Judith Butler et la problématique du genre.
[3] Ce que l’on pourrait traduire par « Tout genre est comme un travesti, ou est un travestissement »