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Paris – À Propos de la conférence Le nous
24 juin 2020 @ 20 h 00 min
Nous vous rappelons la soirée débat mercredi24 juin à 20h30 avec Jean Mathias Pré-Laverriere à partir de son commentaire de la conférence de Marielle Macé sur «Le Nous », conférence que notre collègue Colette Hochart nous a fait connaître via notre plateforme sur Google . Quelques collègues se réuniront au local du cercle ( 10 personnes au maximum) autour de Jean Mathias Pré-Laverriere et la soirée débat sera doublée d’une vidéoconférence Zoom ouverte à tous .Afin de ne pas résumer la conférence de M. Macé et le commentaire de JM P-L lors de la soirée débat il est vivement recommandé d’en avoir pris connaissance avant.
Jean-Mathias PRE-LAVERRIÈRE, lettre à Colette HOCHARD du 8 mai 2020
Sur la conférence de Marielle MACÉ du 14 février de la même année,
Retour à « nous »
S’engager en tant que sujet, se demander en quoi nos paroles et nos actes nous engagent est une question politique, à laquelle celle de ce qui nous est commun aurait à s’articuler. Marielle Macé a choisi de les aborder par la méthode la plus exigeante, l’examen du nous en tant que concept ; et j’ai été heureux qu’elle s’appuie sur Benveniste, un des intellectuels du XXe siècle que, comme elle, j’admire le plus, et qui aborde la linguistique de la façon la plus importante à nos yeux, nous psychanalystes, celle du sujet dans la langue et dans la parole (Benveniste dit fermement que, avant de servir à communiquer, le langage sert à être ; ce qui échappait à Jakobson, même s’il a pu prendre au sérieux le sujet dans ses textes sur les embrayeurs et sur la fonction poétique).
Le nous ne peut pas être seulement — je crois que telle est aussi la position de Marielle Macé — un nous d’engagement dans un combat ; et pas davantage un nous de communion sentimentale, car le définir ainsi serait un coup de force posant que les sentiments des autres sont identiques aux miens, en sous-entendant que ce serait suffisant pour légitimer les luttes. Même si Freud, reprenant Le Bon, a justement soutenu qu’il peut y avoir une communauté d’affects dans une foule (ce qu’exploitent effrontément les politiques), il s’agit des affects dérivés d’une passion commune, banalisée par ce qu’ont en commun ceux qui composent une masse, c’est-à-dire ce qu’ils peuvent partager de ce qui aliène chacun d’eux — chacun n’étant en aucune manière un socius pour les autres, puisque il y est noyé en restant toujours isolé, einzeln— un lien spéculaire de soumission au grand Autre (écrit ici avec la majuscule de la puissance, et non celle du code ou du symbolique). Cette soumission, dit Freud, a une racine parentale, ce qui, malgré les confirmations qu’en ont apportées dans un champ plus vaste Bettelheim, Milgram et les travaux sur le syndrome de Stockholm, reste encore aujourd’hui largement inaudible, même des psychanalystes.
« Nous, les arbres », évoqué par Marielle Macé de façon émouvante, est un nous de communauté, un nous souvent ignoré (il a fait surface quand on nous a montré les images d’arbres déracinés par la tempête de 2000). Il a une nature double :
Une communauté de force de vie. Une chanteuse japonaise, dont le répertoire est celui d’une ancienne tradition populaire, dit qu’avant de chanter, elle va dans la forêt et qu’elle se présente aux arbres ; je comprends qu’elle se rend présente à ceux dont la dignité nait de leur volonté d’assumer leur force de vie célébrée par Valéry dans le Dialogue de l’Arbre.
Mais aussi une communauté de blessures : les arbres portent en eux les cicatrices de leurs blessures, les traces de leurs épreuves, qui sont aussi les nôtres, comme le met en évidence le test de l’Arbre, et comme Rembrandt le représente avec pudeur dans Les trois Arbres.
Cette communauté de blessures ne peut être trouvée, créée, qu’en définissant l’histoire individuelle comme histoire des épreuves, affirmation qui ne me paraît pas incompatible avec la demande de Marielle Macé que nous prenions en considération, en responsabilité, dit-elle avec justesse : quoi ? ce qui serait l’historicité d’un nous à construire. Non pas celle d’une histoire nationale faite de conquêtes et de destructions, de l’histoire idéalisée et censurée d’un Parti, d’une Église, d’une secte ou d’une lignée, mais celle de l’histoire commune de ceux qui s’imposent l’exigence de ne pas se tromper d’ennemi, même s’ils ont des adversaires.
La clinique nous presse de ne pas oublier ce à quoi le test de l’Arbre de Renée Stora ne permet pas d’accéder, l’animisme indélébile en nous, de ne pas oublier que les épreuves, que les blessures sont toujours vécues comme l’effet d’une volonté mauvaise, et qu’elles ne pourront cicatriser que lorsqu’on aura conquis le droit d’une incrimination bien adressée. Il y faudra des années.
La légitimation de l’incrimination ne pourra se faire sans la reconnaissance de la violence propre. Dans le cas des arbres, cette violence est désormais reconnue par les biologistes ; dans le monde des humains, elle doit d’abord être assumée comme révolte contre le monde des morts, contre le monde des ancêtres, ce que ni Œdipe, ni Hamlet n’arrivent à faire. C’est la condition d’un nous sans connivence, comme Marielle Macé le demande : sans le clignement des yeux permettant de ne pas voir le lien entre la violence des ancêtres dont on a été victime et la sienne propre qu’on légitimera par la première idéologie disponible.
Pas davantage donc un nous de combat, qui dispenserait d’examiner à la lumière de la raison ce qui constitue l’autre comme dangereux, qui dispenserait d’examiner si la haine est bien adressée, si celui qui est désigné comme l’ennemi, celui-là qui, comme le dit Carl Schmitt de l’ennemi politique, est bien l’autre, cet étranger « qui voudrait nier ma propre forme d’existence ». Mais l’autre, les psychanalystes le savent, est en nous, et si le chien se mord la queue, c’est qu’il ne sait pas qu’elle est un serpent, c’est-à-dire une queue venimeuse avec un pôle céphalique.
Ce ne devrait pas être un obstacle au nous constructeur qui n’exclut pas l’autre, même quand il faut le combattre. Mais il y a une difficulté que le cache-misère larmoyant du concept d’hospitalité cherche à occulter, et pire encore, quand il vise sans larmoiement à perdre le sujet dans la séduction, comme le dévoile Roberte ce soir de Klossowski. Cette difficulté est la suivante : comment faire pour que celui qu’il faut combattre parce qu’il est la négation de notre forme d’existence ne nous sépare pas de nous-mêmes, du loup en nous qui veut dévorer l’autre, du lycanthrope qui jouit de le manger, mais qui, lui aussi, a le droit de vivre (un bébé qui a faim, dit à peu près Winnicott, est comme un lion rugissant dans sa tanière), tout comme les plantes carnivores ?
Quand il est impossible de distinguer l’ennemi de l’adversaire, c’est que l’objet total au sens kleinien n’a pas pu se constituer, parce que les parents, cette puissance mystérieuse qui paralyse notre capacité critique, interdisent à l’enfant d’exercer sa faculté de jugement à leur détriment : Comment oses-tu dire ça ? et même : Comment oses-tu penser ça ? Le véritable ennemi est camouflé par un Dieu infiniment bon, une Maman-Sainte Vierge à la naissance immaculée, avatars de ceux-là qui ne veulent que le bien de leur enfant. Plus encore, la clinique psychanalytique nous apprend que l’ennemi en nous, l’adversaire réel, a pour origine la persistance de l’Unité Duelle théorisée par Nicolas Abraham, et que nous en sommes complices, alors même que la condition première pour sauver la vérité est de protéger ce qui nous est propre, notre intimité, et certainement pas de protéger des parents qui feraient mieux de s’occuper d’eux-mêmes à la mesure de la capacité d’autonomisation de leurs enfants, plutôt que de s’installer confortablement dans une idéologie du dévouement, de la bienveillance et du sacrifice, dont j’ai appris la nocivité dans mon travail avec les arriérés profonds polyhandicapés.
Le nous de communauté ne vaut que s’il se construit sur un projet commun, et c’est bien mon seul point d’affinité avec Sartre philosophe. Il faut en effet nous débarrasser des bons sentiments, de la paresse du politiquement correct sur lequel s’appuie le « Tous ensemble, nous vaincrons » (Nous vaincrons le mal, bien sûr) pour fonder en vérité un moi idéal de communauté non débile, assumant sa puissance, mais limité par un idéal du moi soutenant un lien contractuel. Cela rend nécessaire, j’en suis convaincu, d’établir le nous sur un projet, un nous sans complaisance demandant l’effort d’une pensée subjectivante, l’effort de cette pensée-là où le sujet cherche à se repérer dans son historicité.
Seul un projet élaboré avec rigueur peut donner un sens au « Nous sommes tous des Juifs allemands», en faire un projet du nous, mais à la condition de ne pas ignorer notre complaisance au nazisme, notre participation au refus de l’altérité de l’autre. Alors ce qui pourrait devenir un noble projet, toujours à redéfinir, sera autre chose qu’une ribambelle de mots, words, words, words, si l’on peut se soutenir de se soutenir de la capacité à assumer le « Nous sommes tous des nazis ». Nous n’en sommes pas là, et je ne le dirais certainement pas en public, de peur qu’une telle assertion soit aussitôt récupérée, ou pour être tournée en dérision ou pour justifier le pire.
Pour échapper à l’inconsistance, ce nous du projet appelle un contrat où soient nommés les contractants et explicitées les obligations réciproques qui le fondent — au sens où tout lien social supporté par le symbolique, c’est-à-dire étayé par un sumbolon, appelle le respect des obligations contractées dont, je suis d’accord avec Marielle Macé, ne peut répondre qu’un sujet singulier. « Le Je ne se pluralise pas » est attesté par l’actualité écologique, au sens fort du terme, du « Coûfontaine, adsum, me voici » de L’Otage, dont l’un des thèmes, dit Claudel dans une lettre, est « la séparation de la terre et de l’homme qui n’y a plus d’attaches ». En effet, pour autant qu’un nous en vérité, qu’un socius en vérité — et certainement pas nos collègues humains, comme le dit plaisamment et avec désespoir une de mes amies — ne peut se poser sans abus qu’en le dérivant de la responsabilité propre, de la volonté de se mettre en état de répondre de ses paroles et de ses actes. La responsabilité, telle est pour moi la condition du sujet, je ne peux pas le définir autrement, la condition du sujet en état de soutenir un nous de dignité symbolique.
Le choix méthodologique de s’appuyer sur la géographie physique pour travailler le concept du nousme paraît très profond, en lien étroit avec l’idée heideggerienne de maison de l’être ; et très profonde l’idée d’y réfléchir en partant des zones humides, c’est-à-dire du féminin constitutif de tout être humain, dans son rapport à un monde aérien et tellurique que nous avons la tâche et la responsabilité de construire dans sa double origine : à partir de l’intérieur de notre corps, toujours déjà là, et après être sorti de notre cabane, le seuil franchi — cabane peut-être sous un lit, peut-être dans les arbres ? — ce que n’avaient pas voulu ou pas pu savoir les deux des trois petits cochons qui avaient eu le tort de donner foi, aveuglément pour le premier, au N’aie pas peur, Maman est là, Maman te protège. C’est pourquoi, avec ce départ rendant possible le départage du vrai self et du faux, si le nous n’est pas encore un nous de communauté, il a vocation à être un nous vrai, le nous de la vérité du corps, cette vérité-là que Descartes voulait ignorer malgré la mise en garde de Mersenne, le nous dont l’origine est à découvrir dans notre corps, comme le révèle le drame des jumeaux dont l’un d’eux meurt avant de naître, laissant l’autre, qui l’aimait, seul avec sa violence.
Marielle Macé souligne avec pertinence que le nous du corps dans sa dimension végétale, végétative, le nous « des arbres des forêts », ce nous qui peut même conduire à l’extrémité d’un nous « des glaciers » (je pense au conte d’Andersen qui m’avait terrifié enfant, La reine des neiges, « dont le baiser est plus froid que la glace » — à quoi préfère ne pas penser monsieur Perrichon quand il écrit le mot mère sur le livre des voyageurs de Chamonix) est ce qui permet de revenir à la difficulté de « cohabiter avec les loups», sans ignorer pour autant la nécessité de lieutenants de louveterie capables de les considérer, de les envisager, pour reprendre le terme de Denis Vasse, comme des adversaires et non comme des ennemis (les loups de L’homme aux loups étaient en lui, étaient lui). Ce qui nécessite, dit-elle, de « dépayser notre passé », de nous séparer de ce qui nous y enferme dans « un rapport d’immédiate connivence », de nous débarrasser de ce trouble asymptomatique de la vision intérieure, dont la fonction obscurcissante est de nous dispenser « d’endosser une blessure », J’ai eu une enfance très heureuse, dit le connivent.