L’ATTENTE,
Notes.
Yves RICHARD – novembre 1996 –
Texte paru dans le bulletin du Cercle.
J’ai cueilli ce brin de bruyère
L’automne est morte souviens-t’en
Nous ne nous verrons plus sur terre
Odeur du temps brin de bruyère
Et souviens-toi que je t’attends
Apollinaire, L’Adieu (Alcools).
« Naturellement, si ce que je dis comporte une parcelle de vérité, les poètes en auront déjà traité ; pourtant les éclairs d’intuition qui traversent la poésie ne peuvent nous dispenser de cette tâche pénible qui est la nôtre : s’éloigner pas à pas de l’ignorance sans qu’un but nous oriente. »
Winnicott, Fear of Breakdown (1974), NRP n°11, printemps 1975, p. 35
L’ATTENTE
Ouverture
Qu’est-ce qu’attendre ? Que se produit-il dans le temps de l’attente ? Qu’attend-on ?
Qui attend ? Qui attends-je ? Qui attend je ?
Je peut se faire attendre, répondre à une attente, tromper son attente …
Y a-t-il un état psychique commun à des situations aussi diverses qu’attendre un « heureux événement », attendre une personne à l’arrivée d’un train, attendre le résultat du loto, s’attendre à une catastrophe ou à un événement extraordinaire ?
Y a-t-il une différence suivant que l’événement est annoncé, prédit ou pressenti ?
Que se passe-t-il une fois les dés lancés, la prédiction exprimée, la prophétie émise, l’Annonciation proférée ?
Selon que l’objet de l’attente est vague ou précis, est-ce le même affect qui est en jeu ? D’ailleurs, peut-on parler d’un affect de l’attente (1) ?
Les lignes qui suivent ne prétendent pas répondre à toutes ces questions. Elles ont pour seule ambition d’entrelacer quelques réflexions à l’évocation, en contrepoint, de deux textes littéraires qui parlent de l’attente : La bête dans la jungle, de Henry James, et La presqu’île, de Julien Gracq.
Contrepoints
La bête dans la jungle (2) :
May Bartram et John Marcher se retrouvent, après s’être rencontrés brièvement une première fois quelques années plus tôt. Il ne s’est alors rien passé d’autre que ceci : John a confié à Marcher son secret : il attend. Il attend car il est « choisi (kept) » pour quelque chose d’exceptionnel et d’étrange (p. 28), qui n’est pas l’amour (p. 29), et qu’il saura reconnaître (p. 30).
May décide d’attendre avec lui. La révélation de ce qu’il attendait, qui est la chute de la nouvelle, a lieu après la mort de May, sur la tombe de celle-ci.
La presqu’île (3) :
Si un écrivain ne cesse pas d’écrire l’attente, c’est bien Julien Gracq. Le sujet de La presqu’île est simple : Simon attend Irmgard. Venu l’attendre au train de 12 h 53, où elle n’est pas, il voit s’ouvrir devant lui une après-midi « libre et vacante » avant le deuxième train, celui de 19 h 53.
C’est la manière dont Simon occupe (et est occupé par) ce laps de temps bien circonscrit qui fait la matière de La presqu’île. C’est un temps d’entre deux rencontres : la première n’a pas eu lieu ; la seconde approche. Le travail psychique de Simon, ses détours, nous pouvons y reconnaître quelques traits universels de l’attente.
Argument
1. Il y a un savoir de l’attente – « tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais déjà trouvé » – : c’est l’hypothèse de ce travail. Si ce savoir s’exprime le plus souvent, dans la méconnaissance, par une question, il reçoit de l’Autre son message sous sa forme inversée.
2. Dès qu’il y a question, il y a transfert .
3. L’Autre, à qui est adressée la question dans le transfert, ça le regarde – il vous regarde attendre.
4. L’angoisse ou l’anxiété de l’attente, qui est aussi anxiété de ce regard, appelle une conjuration – tout en étant elle-même, déjà, tentative de conjuration du pire.
5. Le travail de l’attente a partie liée, métonymiquement et métaphoriquement, avec le travail de création de l’objet.
6. Pour conjurer le vide sur le fond duquel apparaît l’objet surgit l’appel au signe, le signe de la prémonition, du présage, du message.
7. Le temps de création de l’objet, qui renvoie à un premier moment mythique et perdu, trouve son analogon dans le temps de l’attente, qui est celui d’un entre-deux, instaurant un rapport dialectique entre un second et un premier.
8. Un premier qu’il s’agit à la fois de retrouver et de quitter, dans un travail de deuil tissant celui de l’attente.
1. LE SAVOIR DE L’ATTENTE
Lorsque se réalise ce que, vaguement ou précisément, l’on attendait, on peut dire : « je le savais ! » (je sais que c’est cela que j’attendais). C’est la certitude de Marcher : ce qu’il attend, il ne sait pas ce que c’est, mais il saura le reconnaître (La bête, p 30)
Ce savoir, fût-il d’après-coup, est-ce le même que celui qui nous fait dire : « Cela, je l’ai toujours su. » ?
Pour Freud, cette exclamation signe non seulement l’accession à la conscience, mais plus encore la fin de l’analyse (il est d’ailleurs étonnant qu’il la range sous le titre de la fausse reconnaissance) – processus du même ordre que celui de la retrouvaillle de l’objet (voir plus loin ) :
« Il n’est pas rare qu’une autre forme de fausse reconnaissance se produise, à la satisfaction du thérapeute, lors de la conclusion [Abschluss] d’un traitement. Après cette réussite atteinte : contre toutes les résistances, faire accepter l’événement – de nature réelle ou psychique – refoulé, le réhabiliter en quelque sorte, le patient dit : maintenant j’ai la sensation que je l’ai toujours su. Ainsi est résolue [gelöst] la tâche analytique (4). »
Il y a donc un savoir de l’attente, un savoir qui se mobilise dans l’attente – savoir sans sujet ? L’événement vient confirmer, réaliser ce savoir déjà là – quitte à le faire dans l’illusion.
Ce savoir, peut-on dire que c’est le savoir de ce qui a déjà eu lieu, sans pour autant avoir été éprouvé ? C’est, pour ce qui est de La bête dans la jungle, la thèse d’André Green, qui s’appuie beaucoup sur le beau texte de Winnicott intitulé : La crainte de l’effondrement (5).
En tout cas, c’est le savoir d’une question, pour ainsi dire. Mais pouvoir formuler la question [Suis-je aimé ? Suis-je ? Qu’ai-je perdu ? Suis-je perdu ? ], c’est déjà être, sinon sur la voie d’une réponse qui ne se fera jamais que mi-entendre, du moins capable de vivre sans être pétrifié, à la différence de Marcher.
C’est de la réponse brutale à sa question non formulée qu’est frappé Marcher, à la fin de la nouvelle, lorsqu’il s’effondre sous le bond de la bête qui semble l’achever dans le même temps qu’il le rend vivant, tout l’art de l’ambiguïté jamesienne étant concentré dans cette chute :
« La chose extraordinaire qui advint ne fut pas autre chose que l’irruption brutale d’une réponse à cette question », [à savoir] :
« qu’est-ce que cet homme avait possédé qui, une fois perdu, le torturait ainsi tout en le laissant en vie ?
Quelque chose que lui, John Marcher, n’avait pas. » (La bête, p 93)
Attendant, je cherche quelqu’un ou quelque chose qui réponde à mon attente, voire qui la trompe – Dès qu’il y a savoir, il y a question, et il y a tromperie possible : qui sait ?
« Où va-t-il, sans répondre à sa propre ignorance,
Ce corps dans la nuit noire étonné de sa foi ? » (6)
2. LE TRANSFERT DE L’ATTENTE
S’il y a attente, il y a transfert, de ce que la question s’adresse à l’Autre :
« Dans le transfert, on attend toujours – chez le médecin, le professeur, l’analyste.(…) Partout où il y a attente, il y a transfert… » (7)
Il y a transfert à l’Autre du savoir. A. Green le note bien en ce qui concerne Marcher et May : pour avoir accepté d’attendre avec lui – pour lui -, c’est elle qui détient désormais le savoir, le secret que John cherche à connaître (p. 54, 66) ; et cette délégation du savoir s’accompagne immanquablement du sentiment d’être abandonné (p. 62).
Pour Simon, dans La presqu’île, c’est également du transfert de l’attente qu’il s’agit. Du « je l’attends », surgit en retour : « suis-je attendu ? », puis : « personne ne m’attend » (p. 37, 74, 93).
« On n’attend personne – songea-t-il de nouveau. Le monde n’attend rien. Jamais rien. » (p. 170).
Ce processus de renversement de l’attente, Barthes le souligne pour l’amour :
« De l’amour, assomption démentielle de la Dépendance (j’ai absolument besoin de l’autre), surgit cruellement la position adverse : personne n’a vraiment besoin de moi. »(8)
La tonalité mélancolique des pensées de Simon ne saurait échapper au lecteur. Elle renvoit à l’objet de l’attente (cf. plus loin).
Naturellement revient en miroir pour Simon la question : « qu’attend l’Autre ? » :
« Quoiqu’elle n’eût jamais là-dessus ouvert la bouche – elle ne parlait jamais – il savait que le lit restait toujours pour Irmgard le terrain de la vérité (…) » (p. 126)
« (…) ce geste qu’elle avait après l’amour (…) lui donnait acte de ce qu’il avait été une fois encore ce qu’elle attendait… » ibid, p. 126
Que cette réponse oscille entre un : « tu es celui qui m’attends »(9), et : « tu es celui qui m’attend » , laisse un espace dans lequel se glisse un « j’existe ».
3. LE REGARD DE L’ATTENTE
La question : « j’attends – m’attend-on – qui attend ? » appelle le regard.
C’est ce regard que Marcher demande à May pour que, en attendant avec lui, elle voie ce qu’il attend : « si tu attends avec moi, tu verras ce que j’attends », lui dit-il en substance. D’ailleurs, il lui faudra « faire bon visage », signe que quelqu’un doit voir (p. 29).
Ce regard, c’est aussi celui de l’élection. Marcher est élu, choisi (kept) pour un destin hors du commun.
Pour Simon, l’absence de spectateur souligne l’absence de l’autre :
« Ce qui le remuait, ce qu’il n’avait pas attendu, c’était l’absence de spectateur devant le train usé, excédé des vagues, cette catastrophe grise qui semblait s’ennuyer – comme si le Chaos même, frappé de quelque malédiction absurde, eût continué loin de tout oeil à rouler son rocher. » (La presqu’île, p. 88). (10)
S’il n’y a pas de regard, je n’existe plus. Irmgard, le prénom de la femme attendue, ne peut-il s’entendre (avec le il de la presqu’îl(e)) : « i m’regarde », « im’ garde » ?
La disparition de soi que provoque la disparition du regard de l’autre, on peut se l’infliger pour tenter de la maîtriser : ainsi l’enfant pendant l’absence de sa mère décrit par Freud :
« …l’enfant avait trouvé pendant sa longue solitude [Alleinsein] un moyen de se faire disparaître lui-même. Il avait découvert son image dans un miroir qui n’atteignait pas tout à fait le sol et s’était ensuite accroupi de sorte que son image dans le miroir était « partie ». » (11)
Mais ce regard est aussi dangereux, persécuteur. Le mauvais oeil n’est pas loin pour Simon à l’évocation d’Irmgard (p. 102). Il faut le conjurer.
4. LA CONJURATION DE L’ATTENTE
Il faut conjurer l’attente.
Mais à l’inverse, et surtout, l’attente elle-même est conjuration, attendre a une vertu conjuratoire.
Attendre, c’est manipuler l’absence :
« Manipuler l’absence, c’est allonger ce moment, retarder aussi longtemps que possible l’instant où l’autre pourrait basculer sèchement de l’absence dans la mort. » (12)
L’attente permet de repousser l’angoisse, de ne pas voir au-delà ni autour :
« Il n’avait rien imaginé au-delà de cette attente (..). Il se fit dans son esprit un blanc presque parfait. » (La presqu’île, p. 45).
Elle permet aussi de dire : « je ne veux rien », « je n’y suis pour rien », « je me réduis à l’attente, je ne suis qu’attente, je suis à l’abri du reste » :
« – La question n’est pas de savoir ce que je veux. Dieu sait que je ne veux rien du tout. Non, tout est dans cette inquiétude qui m’habite et avec laquelle je dois vivre jour après jour. » (La bête, p. 30).
« Il apprenait cette vérité monstrueuse et claire que, pendant qu’il attendait, l’attente elle-même était son seul lot sur terre » (La Bête, p. 94).
Plus encore, l’angoisse elle-même de l’attente est conjuration :
« Au terme de l’analyse didactique, le sujet doit atteindre et connaître le champ et le niveau du désarroi absolu, au niveau duquel l’angoisse est déjà une protection, non pas Abwarten, mais Erwartung. L’angoisse déjà se déploie en laissant se profiler un danger, alors qu’il n’y a pas de danger au niveau de l’expérience dernière de l’Hilflosigkeit. » (13)
En sollicitant une remarque de Freud sur l’élaboration secondaire du rêve, on pourrait dire qu’elle a de plus la fonction de « ramener au connu » l’incertain de l’à-venir :
« Dans l’élaboration secondaire, le sujet traite le contenu du rêve de la même façon que tout contenu perceptif inédit : en tentant de le ramener au déjà connu au moyen de certaines « représentations d’attente [Erwartungsvorstellungen] » (14).
Si l’attente permet de dénier l’angoisse de la mort (ce n’est pas la mort que j’attends ; j’attends, donc j’existe), elle n’est pas toujours aussi chargée d’angoisse (« Il faut bien mal se connaître aux délices pour les désirer séparer de l’anxiété ») :
Ne hâte pas cet acte tendre
Douceur d’être et de n’être pas
Car j’ai vécu de vous attendre
Et mon coeur n’était que vos pas. (15)
5. L’OBJET DE L’ATTENTE
L’attente est attente de l’objet :
« L’objet est de sa nature un objet retrouvé. Qu’il ait été perdu en est la conséquence – mais après coup. Et donc, il est retrouvé sans que nous sachions autrement que de ces retrouvailles qu’il a été perdu. » (16)
La quête de l’objet est soumise à des détours :
Le principe de plaisir gouverne la recherche de l’objet, et lui impose ces détours qui conservent sa distance par rapport à sa fin. L’étymologie – même dans la langue française, qui a conservé le terme désuet de quérir – renvoie à circa, le détour. (…) (17)
Ce détour, c’est métaphoriquement celui que fait Simon, dans la presqu’île, tout au long de l’après-midi. Il passe par un état de grand vide, sur le fond duquel il essaie de faire surgir l’objet, travail mélancolique et épuisant.
Tout est vide, dépeuplé, défleuri : les paysages, les villages, les pelouses, l’auberge – voire frappé d’irréalité.
« L’angoisse d’attente n’est pas continûment violente ; elle a ses moments mornes ; j’attends, et tout l’entour de mon attente est frappé d’irréalité (…) » (18)
D’où l’apparence fantomatique que prennent les choses et l’épuisement à les maintenir en vie :
« La nuit tombante, la côte déjà enveloppée frileusement dans le sommeil de l’arrière-saison, l’hôtel déserté, toutes ces images de la solitude qu’il semait derrière lui donnaient à la rencontre vers laquelle il courait quelque chose de fantomatique : il savait qu’il courait à elle, il ne parvenait pas à y croire », (p. 153).
« …le vent et le soleil s’épuisent, songea-t-il, à tenir précairement la campagne éveillée » (p. 79).
Toute l’après-midi de Simon est occupée à donner un cadre à l’objet (en louant et en préparant la chambre d’hôtel pour Irmgard, par exemple), c’est-à-dire à essayer de le maîtriser en même temps qu’à essayer de le susciter, voire de le ressusciter, ou de l’halluciner – de même que Marcher hallucine la bête qui bondit sur lui.
Ce fantôme qui rôde, il faut essayer d’en déchiffrer les signes.
6. LE SIGNE DE L’ATTENTE
Tenter de créer l’objet, l’attendre, c’est une des manières de s’affronter au signifiant, en tant justement que la caractéristique du signifiant est d’être un signe qui ne renvoie pas à un objet :
« Le signifiant est un signe qui ne renvoie pas à un objet, même à l’état de trace, bien que la trace en annonce pourtant le caractère essentiel. Il est lui aussi le signe d’une absence…[celle d’un autre signe]. » (19)
Attendre, c’est essayer de faire parler les signes. Evidemment, ça ne marche pas très bien :
« Son seul désir, bien sûr, c’est d’affronter son destin ou du moins de le deviner, de le considérer intelligible, en un mot de l’apprendre : mais aucun de ces messages, prétendus ou supposés, ne lui parlent à l’oreille avec la voix qu’il faut… » (20)
Pour Simon, qui regrette le temps de l’enfance où les signes lui parlaient, où il n’avait pas besoin de les déchiffrer, il est désormais confronté à l’absence de réponse des signes :
« Il lui semblait que le paysage autour de lui aurait dû arborer quelque signe précurseur (…) mais dès que le soleil se cachait, la campagne autour de lui n’était plus que repliement et deuil. » (La Presqu’île, p.82).
« Une limite tranchante avait toujours séparé pour lui l’arrière pays exilé et la contrée de la mer ; il y trottait le nez au vent, collé de toute sa peau, sans avoir besoin de les déchiffrer, à mille effluves prémonitoires – et de tous ces signes c’était les plus humbles peut-être qui lui parlaient le plus secrètement… » (La Presqu’île, p.103).
« Soudainement repassa dans son esprit le vagabondage si mal contrôlé que lui avait paru être tout son après-midi : la route reconnue lieue après lieue, la chambre fleurie et refermée, le lit sur lequel il s’était étendu : il n’y voyait plus qu’une conjuration désespérée ; ces empreintes marquées d’avance restaient creuses, ces signes n’était pas donnés, le monde restait sans promesse et sans réponse : pourquoi le monde se prêterait-il au désir ? « Il ne faudrait qu’attendre, pensa-t-il encore. Seulement attendre. Mais il y a quelque chose de défendu à attendre cela ».. » (La Presqu’île, p. 170-171).
Alors, si les signes ne parlent pas, si le destin ne se devine pas, il faut se résoudre à se rabattre sur l’histoire, c’est-à-dire affronter le temps.
7. LE TEMPS DE L’ATTENTE
Entre le vide et l’événement pur
J’attends l’écho de ma grandeur interne
Amère, sombre et sonore citerne
Sonnant dans l’âme un creux toujours futur.
Le temps de l’attente est le temps de l’histoire :
« L’accident émouvant, la circonstance rare, quels qu’ils soient, ne constituent pas l’histoire, au sens où l’histoire est notre excitation, notre amusement, notre émoi et notre attente angoissée ; seules la constituent l’émotion et l’intervention humaines, le groupe de conditions humaines que nous nous attendons à voir présentés. L’extraordinaire est d’autant plus extraordinaire qu’il nous arrive, à vous et à moi,… » (21)
Ce temps, c’est le futur antérieur : « lorsque je t’aurai trouvé / retrouvé, je te dirai… ». « Je t’aurai prévenu ! » lance l’adulte à l’enfant :
« Je m’identifie dans le langage, mais seulement à m’y perdre comme un objet. Ce qui se réalise dans mon histoire, n’est pas le passé défini de ce qui fut puisqu’il n’est plus, ni le parfait de ce qui a été dans ce que je suis, mais le futur antérieur de ce que j’aurai été pour ce que je suis en train de devenir. » (22)
C’est le temps de l’entre-deux :
Dans La presqu’île, tout se passe entre deux événements : un premier événement qui n’a pas eu lieu (la première rencontre), qui est en quelque sorte une répétition « à blanc », et un second qui à bien du mal à avoir lieu puisqu’on ne sait pas, lorsque la nouvelle s’achève, si Simon parvient à rejoindre Irmgard. La rencontre, en ce qu’elle est retrouvaille, est toujours ratée.
De même, la rencontre qui noue les deux protagonistes de La bête dans la jungle dans une attente commune est une deuxième rencontre, et la première n’avait pas marqué Marcher, qui s’en souvenait à peine.
C’est le temps de l’entre-deux morts (23) :
« Je suis né deux fois », dit Simon (p. 103).
Il est frappant de constater que, dans le recueil où H. James a rassemblé les préface de ses nouvelles, celle de La bête dans la jungle se trouve entre celle de L’autel des morts et celle de Le lieu de naissance !
8. LE DEUIL DE L’ATTENTE
L’attente est le temps d’un deuil à faire :
« Il y a une scénographie de l’attente : je l’organise, je la manipule, je découpe un morceau de temps où je vais mimer la perte de l’objet aimé et provoquer tous les effets d’un petit deuil. » (24)
Il faut aussi faire le deuil de l’attente elle-même.
Etre en attente, c’est n’avoir pas fait le deuil d’un événement antérieur. Que celui-ci ait été « éprouvé » ou non, il y a toujours une répétition :
« …L’angoisse d’amour : elle est la crainte d’un deuil qui a déjà eu lieu, dès l’origine de l’amour, dès le moment où j’ai été ravi. Il faudrait que quelqu’un puisse me dire : « ne soyez plus angoissé, vous l’avez déjà perdu(e). » (25)
L’après-midi de Simon est chargée de la présence de ce deuil. Tant qu’il ne sera pas fait, il ne pourra « rejoindre » :
« Il lui semblait que le paysage autour de lui aurait dû arborer quelque signe précurseur (…) mais dès que le soleil se cachait, la campagne autour de lui n’était plus que repliement et deuil » La Presqu’île, p.82.
« …qu’elle ne fût pas là maintenant, tout de suite, c’était comme l’élancement aigu, désespéré, du souvenir d’une morte, comme s’il n’allait plus jamais la revoir. Il regarda autour de lui et ne vit plus un moment qu’une planète éteinte, où toute promesse était condamnée : les oiseaux jaunes, les fossés, la route vide, le ciel qui commençait à se recouvrir. Il lui sembla tout à coup que personne ne l’attendait plus. » ibid., p. 74.
« J’ai peur – se dit-il. Non pas peur qu’elle ne soit pas là ! Peur de rejoindre » ibid., p. 167.
« Je n’ai pas le temps, pensa-t-il (…) Comment la rejoindre ? » p. 178.
« Comment la rejoindre ? pensait-il, désorienté. » p. 179.
C’est la dernière phrase de la nouvelle.
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(1) Ce terme d’« affect d’attente », Freud l’emploie une seule fois dans son oeuvre, très tôt (Un cas de guérison hypnotique, 1892), et plus jamais après – si du moins l’on en croit l’index des Gesammelte Werke…
(2) Les citations renvoient à l’édition du Seuil, coll.Points, Paris, 1995.
(3) Edition José Corti, Paris, 1970.
(4) Sur la fausse reconnaissance (« déjà raconté ») pendant le traitement psychanalytique (1914). [ma traduction].
(5) Winnicott, Fear of Breakdown (1974) NRP n°11, printemps 1975, p. 38
(6) P. Valéry, La Jeune Parque.
(7) Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Seuil, 1977, p 50
(8) Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Seuil, 1977, p 231
(9) cf. Lacan Les psychoses, p. 333 sq.
(10) Les mots soulignés le sont par moi (comme pour l’ensemble des citations).
(11) Au-delà du principe de plaisir (1920), pbp, p. 53 ; GW XIII, p. 13.
(12) Barthes, op. cit., p. 22.
(13) [Abwarten : attendre, laisser venir. Erwarten : attendre, s’attendre à, avec impatience, espérance.] Lacan. L’éthique de la psychanalyse (Sém. VII, 1959-60), p. 351.
(14) Au sujet du rêve. Fr. p. 75; GW II-III, p. 680-81.
(15) P. Valéry, Les pas (Charmes).
(16) Lacan. L’éthique de la psychanalyse (Sém. VII, 1959-60), p. 143.
(17) Lacan. L’éthique de la psychanalyse (Sém. VII, 1959-60), p. 72-73.
(18) Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Seuil, 1977, p . 48.
(19) Lacan. Les psychoses (Sém. III, 1955-56), p. 188.
(20) H.James, La création littéraire [recueil de préfaces], Denoël/Gonthier, 1980, p 267
(21) H. James, La création littéraire, p 278.
(22) J. Lacan, Fonction et champ de la parole et du langage…Ecrits, Seuil (1966), p. 300.
(23) cf. Lacan, Le transfert (Sém. VIII, 1960-61), p. 120.
(24) Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Seuil, 1977. p. 47.
(25) Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Seuil, 1977. p. 38.
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