Pour le meeting « Quelle hospitalité pour la folie ? » organisé par le mouvement « Contre la nuit sécuritaire, collectif des 39 » le 25 septembre 2010.
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CUEILLIR OU ACCUEILLIR ?
Michel HESSEL
Extension du soin sans consentement, confusion entre pathologie et dangerosité, réquisition par l’ordre public d’un regard évaluateur voire prémonitoire sur tous les désordres privés, sédentarisation forcée des nomades, traçabilité dans les crèches …. Bon, prudence est mère de sûreté mais l’inverse est-il vrai ? Comment se risquer à soigner lorsque tout doit être contrôlé ? Comment soigne-t-on les plaies et les bosses, les rages et les perditions ? Le secouriste canalise la circulation, dégage la respiration, comprime l’hémorragie. En psychiatrie, et d’une façon pas si différente en psychanalyse, c’est à la rencontre que vont les premiers soins : apprivoiser, accueillir, laisser à la voix et à la voie une chance de s’éclaircir. Je ne suis pas dépaysé, Mesdames et Messieurs, en m’adressant à vous ici en tant que représentant d’une association de
psychanalyse : le Cercle Freudien. C’est l’une des deux seules associations de psychanalyse ayant signé en tant que telle l’appel des 39. Pour le moment.
« Les vieux mots enterrent les idées neuves » a dit un jour Lucien Bonnafé, dont Roger Ferreri rappelait, dans son texte « Judiciariser est-il judicieux ? », les mises en garde contre une psychiatrie de secteur qui, avec la loi de 1990, donnait plus de place à la norme et à l’expertise qu’à l’accueil et aux soins tels que praticables avec la loi de 1838.
Comment rendre aux mots et à la parole leur pouvoir de produire du nouveau dans les idées ? Comment laisser à l’autre une chance de s’étonner ou de nous étonner ? Alors là, la question étant tournée de ce côté-là, quelques mots sur le traitement psychanalytique. Il s’agit de rajeunir les mots pour se réveiller au présent au risque de s’apercevoir qu’il y a des êtres et des rêves qui ne sont plus là.
Rajeunir les mots, c’est comme repeindre une pièce sans préparation. On voit mieux les fissures et les fuites surtout si l’on a pris soin de ne pas replâtrer n’importe comment. Le plâtre, pour aller au bout de ma parabole, c’est ce qu’on appelle l’interprétation sauvage, ce sont les explications embrouillées qui viennent quand on veut comprendre avant d’avoir entendu. Parler est un risque, mais le silence peut tuer. On est coïncé.
En 1981, une pensionnaire du C.H.S de Fleury les Aubrais se plaignait amèrement : chaque nuit la tête grimaçante du chef de service sortait du placard de sa chambre. J’étais son interne et j’étais angoissé. Jusqu’au jour où elle m’a dit avec beaucoup de douceur : « je vous demande de m’écouter, pas de me croire ». Le chef de service, Monsieur Claude Challou, qui dormait la nuit non loin de l’enceinte du C.H.S., me dira peu après : « Hessel ! Il faut être bête pour être intelligent ». Je vous remercie de m’avoir donné l’occasion de rendre hommage à deux de mes Maîtres en psychiatrie…. et en psychanalyse.
Un ou une psychanalyste travaille en écoutant avec tout son corps. Un peu comme un chat qui se laisserait ronronner par une voix extérieure. C’est spécial. Cela demande un état de veille et d’éveil particulier. Il s’agit de rendre au patient une parole fragile, très douloureuse parfois, mais qui porte à conséquence sur sa sensibilité, ses jugements et ses choix. Selon les termes de Freud : « ça, je le savais depuis toujours, mais je n’y avais jamais pensé ».
Nous avons besoin de rajeunir la parole, ensevelie par les discours et les dispositifs qui gèrent l’être humain comme une ressource. Le bureau du personnel est devenu tour de contrôle de l’impersonnel dans les entreprises. La psychanalyse donne un terrain abrité pour dérouler les discours de l’impersonnel, ouvrir des chemins et choisir la vie.
Alors lorsqu’on pense aux conditions de possibilité d’exercice d’une psychanalyse vivante et à celles d’une psychiatrie qui veille à l’accueil et aux soins, c’est pas bien loin. Pur hasard ? Non. Coïncidence. Ces deux espaces de travail touchent à ce qui agite, accable et déroute. Mickaël Guyader nous a d’ailleurs fait entendre tout à l’heure des croisements : délire et reconstruction, création et soin, Jacques Prévert et Sigmund Freud.
Ordre public et désordre privé peuvent-ils co-exister d’une façon vivable? Il nous faut des murs, pas seulement pour pleurer comme dans la chanson, mais aussi pour séparer la folle liberté de la folle contrainte, et pour isoler des regards certaines traversées effroyables. Mais il faut aussi des fenêtres, pour respirer et voir le ciel. Et des portes qu’on puisse fermer, parfois à clef, ouvrir, claquer à la volée et puis un jour : toc toc toc….. entrez, je vous attendais.
Un mot sur l’obligation de présence à une consultation. Cette obligation de présence enlève à la rencontre sa dimension d’acte. Manquer un rendez-vous, c’est d’ailleurs vrai aussi en amitié ou en amour, c’est parfois la seule chance pour se retrouver.
Voilà peut-être un rêve : des lieux pour un accueil discret et accessible, confidentiel et inventif. L’envers d’un cauchemar incroyable : celui de la santé mentale obligatoire et contrôlable, une docilité sociale qui rappelle des heures sombres des totalitarismes. Les dictatures latino-américaines ont co-existé avec une vivacité inédite du mouvement psychanalytique, en tant qu’espace de résistance et de pensée. Les trouvailles de la psychiatrie institutionnelle ne sont-elles pas liées aussi à l’asile politique, comme à St Alban ? Ce sont des conditions inhumaines qui forcent parfois le plus humain à surgir, tel qu’en témoignent les écritures nées dans les camps de déportation. (Varlam Chalamov, Primo Lévi parmi d’autres) Mais peut-on rêver que la liberté et la discrétion n’aient pas à prendre le maquis à nouveau ?