Textes de D. CORRE, M. TRICOT,
D.LÉVY et G. DANA.
La lettre, entre névrose et psychose
À partir du travail de Serge Leclaire

Cycle de recherche sur le rêve, à Dijon
Année 2009

Textes introductifs de Dominique Corre et Monique Tricot
 Interventions de Danièle Lévy et Guy Dana le samedi 13 juin 2009

Accéder également à chacun de ces textes par les documents PDF ci-dessous:

1° PDF : Transcription de l’exposé lors de la réunion préparatoire – Dominique Corre (Cliquez pour ouvrir le document)

2° PDF : Transcription de l’exposé lors de la réunion préparatoire – Monique Tricot (Cliquez pour ouvrir le document)

3° PDF : La voie de la singularité, À propos du traitement psychanalytique d’une formation de l’inconscient par Serge Leclaire (Psychanalyser, Seuil 1968) – Danièle Lévy (Cliquez pour ouvrir le document)

4° PDF : Serge Leclaire, les psychoses et la question de la lettre – Guy Dana (Cliquez pour ouvrir le document)

Transcription de l’exposé, réunion préparatoire

à la rencontre de juin 2009

« La lettre entre névrose et psychose » 

Dominique Corre

 Dans le partage de notre travail commun de préparation de la rencontre de juin, je me suis chargée de l’introduction du concept (mais peut-on dire concept ?) de lettre amené par  Serge Leclaire.

Une première question s’est imposée dés mes premières lectures : quelle nécessité pour Leclaire d’utiliser ce terme plutôt que celui de signifiant ? A quoi cela répond-il ?

Par exemple dans son premier livre « Psychanalyser » Leclaire expose le « rêve à la licorne » rêve qu’il avait déjà exposé par deux fois, d’une part dans une communication au Colloque de Bonneval (1960 – texte édité en 1965), et d’autre part dans le Séminaire de Lacan « Problèmes cruciaux pour la psychanalyse » (leçon du 27.01.65). Dans ces deux précédentes versions, on n’y trouve pas ce terme de lettre.

Leclaire donne quelques explications quand à la nécessité pour lui d’utiliser ce terme «… Le terme de signifiant a été repris par Lacan du champ linguistique … différent du champ psychanalytique. L’usage du terme signifiant, tel que Lacan le promeut en psychanalyse, dépasse l’emploi qui en est fait dans son champ d’origine. …. pour la plupart des lecteurs le terme signifiant garde sa valeur strictement linguistique, oblitérante, du fait inconscient. … le terme de lettre marque mieux que celui de signifiant la référence à l’ordre de l’écrit, et partant au corps dont il me semble de 1ère importance de ne rien promouvoir qui puisse en atténuer l’instance»[1]

Ou bien encore :

«  Un signifiant ne saurait d’aucune façon être considéré comme une lettre seule. Un signifiant ne peut être dit tel que dans la mesure tout à fait repérable où la lettre qui en constitue un versant renvoie nécessairement à un mouvement du corps. C’est cet ancrage électif d’une lettre (gramma) à un mouvement du corps qui constitue l’élément inconscient, le signifiant proprement dit »[2]

L’abord de ce terme « lettre » est difficile et en même temps Leclaire nous y conduit d’une manière très didactique, pas à pas. Il m’a semblé nécessaire de suivre les étapes de son cheminement. Par ailleurs lorsque dans le chapitre 2 « Le désir inconscient. Avec Freud, lire Freud » il nous prépare à la nécessité d’utiliser ce terme de lettre, il met en lumière de quelle manière  Freud travaillait ses propres rêves,  et comment lui Leclaire, y repère dans ces textes, des choses que pour ma part je n’avais  pas lue de cette manière. Et je n’oublie pas que notre cycle de travail c’est « La langue du rêve ».

*****

Serge Leclaire introduit[3] son premier livre « Psychanalyser » en nous pointant, avec le récit d’un fragment de cure, les écueils rencontrés par le psychanalyste, les préjugés dont il doit se déprendre pour être attentif au désir inconscient, à entendre dans sa singularité et sa littéralité.

Menu des écueils à éviter si l’on veut tenir la barre de cette double exigence qui pour Leclaire s’impose  « … nécessité de disposer d’un ensemble théorique pour ordonner le matériel recueilli, et en même temps, nécessité de récuser tout système de référence: l’adhésion à une théorie amènerait l’analyste, qu’il le veuille ou non, à privilégier certains éléments. »

Et Leclaire conclut «  La rigueur du désir inconscient, sa logique ne se dévoilent qu’à celui qui respecte simultanément ces deux exigences de l’ordre et de la singularité. »

Comment Freud s’est-il approché de cette double exigence ?[4]

Serge Leclaire suit « à la lettre » la démarche de Freud dans l’analyse de ses propres rêves.

« Pour Freud « Le rêve se déchiffre comme un rébus ».

« Freud pose une distinction entre le contenu manifeste du rêve – texte littéral du rébus – et le contenu latent ou pensées (latentes) du rêve. »

« Le texte du rébus se traduit par la formulation en mots des figures du dessin. Mais pas seulement : un indice de la nature des pensées latentes doit être perçu pour qu’une expression de l’énigme puisse s’ordonner en mots. »

« Le mode de rapport des deux textes ne peut être reconnu qu’une fois reconnu l’alphabet  qui constitue l’écriture des pensées latentes, pour autant qu’il diffère de celui qui constitue le texte manifeste. »

« Ces pensées latentes sont inscrites comme désir inconscient. »

Pour situer cette distinction entre latent et manifeste, il est nécessaire pour Serge Leclaire d’interroger la notion freudienne de désir inconscient.

Leclaire suit  donc à la lettre la démarche freudienne dans l’analyse de ses propres rêves, principalement avec deux rêves de Freud, le rêve de l’injection faite à Irma et le rêve de la monographie botanique. (Il fera référence à trois autres rêves: Le rêve du Comte Thunn, le rêve de l’oncle à la barbe jaune et le rêve du lion jaune – rêve  attribué  hypothétiquement à Freud par S. Leclaire)

¨   Le rêve de l’injection faite à Irma, rêve qui ouvre la Traumdeutung,  Leclaire ne le travaille pas mais il y repère simplement l’un des termes, voire le premier  terme d’une série qu’il retrouvera dans l’analyse des rêves suivants :

« C’est bien un exploit que Freud accomplit en rêvant puis en interprétant la scène de l’injection faite à Irma.  Ce qu’il reconnaît 5 ans plus tard, au cours de l’été qui suit l’échec de la parution de la Traumdeutung en écrivant à son ami Fliess : « Crois-tu vraiment qu’il y aura un jour sur la maison une plaque de marbre sur laquelle on pourra lire :

Ici fut révélé, le 24 juillet 1895 au Dr Sigmund Freud, le secret des rêves. »

« C’est dans cette nuit de rêve que s’écrit cette phrase qui résume sa découverte : « Après complète analyse, tout rêve se révèle comme un accomplissement de désir »

«  La préoccupation majeure de Freud  à l’époque du rêve  se rapporte aux problèmes de conception, de fécondité, procréation et création, tel qu’en témoigne une lettre à Fliess; le désir qui le hante semble être le désir  de forcer le secret du désir, de dévoiler la réalité  de la vie sexuelle. »

Serge Leclaire entrevoit ici « les racines d’un fantasme de Freud en s’arrêtant sur les termes que Freud grave sur la plaque de marbre…  « Enthüllen  … dévoiler, révéler »

¨   Avec l’analyse du rêve de la Monographie botanique, en suivant au plus près le texte freudien, Serge Leclaire nous emmène au cœur de ce qu’il souhaite nous faire toucher du doigt : la littéralité de l’expression du désir inconscient.

« Début mars 1898 Freud rédige le 2ème chapitre de la Traumdeutung, celui où est relaté le rêve de l’injection d’Irma. Il reçoit une lettre de son ami Fliess «  Je pense beaucoup à ton livre sur les rêves. Je le vois devant moi achevé et je le feuillette. »

 

La nuit suivante, Freud fait le rêve de la monographie botanique :

« J’ai écrit la monographie d’une certain plante, le livre est devant moi, je tourne précisément une page où est encarté un tableau en couleurs. Chaque exemplaire contient un spécimen de la plante séchée, comme un herbier »[5]

Pour Leclaire comme pour Freud ce rêve, comme le rêve d’Irma, est un rêve de justification : « aux critiques comme à son vœu profond le rêve répond que c’est virtuellement lui, Freud, qui a découvert la cocaïne ; c’est aussi une réponse aux reproches du père quand à la dette chez le libraire : sa passion des livres n’est pas stérile puisqu’elle l’a mené à en écrire un, la monographie sur la cocaïne. »

Mais nous dit Leclaire , en suivant Freud, «… il s’agit là, certes de pensées latentes » premier niveau d’interprétation qui donne à penser que ces  strictes pensées latentes sont de l’ordre du préconscient  « … cependant l’analyse du rêve nous mène plus loin, au-delà des strictes pensées latentes du rêve, dans la détermination du désir inconscient proprement dit qui l’anime. »

Leclaire pointe une indication de Freud  « …  pour reconnaître à travers tous les déguisements conscients ou préconscients la source même qui est le désir inconscient, on peut se fier à ceci que « dans la plupart des rêves, on reconnaît un centre présentant une intensité particulière. C’est en général la représentation directe de l’accomplissement de désir » [6]

Freud, nous dit Leclaire,  « renvoie alors à la section 2 du chapitre VI où après avoir rappelé combien les éléments essentiels ne jouaient, dans la pensée du rêve , qu’un rôle très effacé, il nous apprend à distinguer

« …le centrage apparent du centrage réel du rêve : le rêve est autrement centré, son contenu est ordonné autour d’éléments autres que la pensée du rêve»[7]

Ici, nous dit Leclaire, « s’ouvre une autre perspective de Freud sur laquelle débouche un autre niveau des pensées latentes du rêve, qui peut être dit plus formel que significatif ».

« Freud propose comme exemple le rêve de la Monographie botanique où la pensée du rêve tourne autour des difficultés, conflits, rivalités entre collègues, puis autour de l’idée « qu’il sacrifie trop à ses fantaisies »  alors que le centre est visiblement le mot « botanique » mot carrefour où se retrouvent nombreuses associations d’idées. »

« A ce mot central se rattachent les éléments épars de l’expérience de la veille : le Pr. Gardner (jardinier) rencontré alors qu’il était en compagnie du Pr. Konigstein, (Freud avait écrit une monographie sur la cocaïne – sacrifiant trop à  ses fantaisies,  pour rejoindre sa fiancée Marthail avait confié la suite de l’expérimentation à ce Dr Konigstein et c’est Koller qui découvrit les vertus analgésiques de la cocaïne, découverte qui lui échappe donc).

Leur mine florissante ;

Il avait été question de deux malades, Flora et Mme L. à qui le mari avait oublié d’offrir des fleurs.

Dame aux fleurs qui l’amène à songer à la monographie de l’espèce Cyclamen, vue chez le libraire, et au fait que le Cyclamen est la fleur préférée de sa femme. Il se reproche de ne pas lui en offrir plus souvent alors qu’elle, meilleure que lui ne manque jamais de lui ramener du marché sa fleur préférée, une fleur d’artichaut. »

« Cette série botanique lui ramène deux souvenirs d’étude : l’examen de botanique à la faculté, il eut un crucifère à déterminer et ne le reconnut pas ;  l’autre souvenir à partir de « plante séchée …comme dans un herbier », au lycée, le proviseur réunit les élèves pour la corvée de nettoyage d’un herbier où on avait trouvé des petits vers (Bücherwurm – vers de livre), on ne lui confie que quelques feuilles. »

« Au terme de cette chaîne botanique Freud associe un souvenir écran à partir de « tableau encarté en couleur » qui lui rappelle son goût pour les monographies et son amour pour les livres ainsi que sa dette chez le libraire à 17 ans, dette que son père lui reproche.

Puis un souvenir d’enfance :

« Mon père s’amusa un jour à abandonner à l’aînée de mes sœurs et à moi, un livre avec des images en couleurs. J’avais alors 5 ans … et le souvenir de la joie infinie avec laquelle nous arrachions les feuilles de ce livre, feuille à feuille comme s’il s’était agit d’un artichaut »

« De cette époque date sa passion pour les livres comme pour les monographies »

«  Je devins un Bücherwurm » (rat de bibliothèque – littéralement vers de livre).

« La veine botanique se trouve conjointe à cet autre mot Monographie,« Non seulement, écrit Freud, la représentation  composée, globale Monographie botanique mais chacun de ses éléments  botanique et monographie isolés, pénètrent profondément par des associations nombreuses dans le chaos des pensées du rêve. »[8]

Leclaire remarque que le souvenir écran du livre artichaut renvoie par le biais d’une note à l’article écrit par Freud en 1899[9] « Sur les souvenirs écrans ». L’exemple qui fait le centre de ce travail est un fragment autobiographique de Freud (D. Anzieu) à peine déguisé. Leclaire hypothèse que la chaîne botanique doit trouver là son chaînon le plus ancien.

C’est le souvenir des fleurs arrachées à Pauline :

«  Je vois un morceau rectangulaire et plutôt une forte pente d’une prairie verte et épaisse ; le vert est parsemé de nombreuses de nombreuses fleurs jaunes qui sont évidemment des fleurs banales de pissenlits. Au sommet de la prairie il y a une maison ; devant la porte se tiennent deux femmes qui bavardent activement ; une paysanne avec un foulard sur la tête et une bonne d’enfant. » (NDT : Nannie.) « Trois enfants jouent sur l’herbe. L’un d’eux est moi-même, entre deux ans et deux ans et demi ; les deux autres sont mon cousin (NDT : John, en fait le neveu) qui est d’un an plus âgé et sa sœur (NDT : Pauline) qui a presque le même age que moi. Nous cueillons des fleurs jaunes et chacun de nous tient un bouquet de fleurs déjà cueillis. La petite fille a le plus beau bouquet ; alors comme si nous nous étions mis d’accord, nous, les deux garçons, nous nous précipitons sur elle et nous lui arrachons ses fleurs. Elle court en pleurs à travers la prairie et, pour la consoler, la paysanne lui donne  un gros morceau de pain bis. A peine avons-nous vu cela que nous jetons nos fleurs et nous précipitons vers la maison pour réclamer aussi du pain. On nous en donne ; la paysanne coupe la miche[10] avec un long couteau. Dans mes souvenirs, le pain à une saveur hautement délicieuse et à ce moment-là la scène s’arrête. »

« Ce souvenir des fleurs jaunes arrachées à Pauline marque sans doute un des termes ultimes de l’analyse de Freud », nous dit Leclaire. « On peut y repérer 2 ou 3 de ces carrefours dont Freud nous a dit qu’ils sont l’affleurement même du désir inconscient. »

Leclaire considère ainsi comme termes majeurs de l’inconscient freudien :

« arracher » (reissen – entreissen[11]) ou sa variante botanique «  cueillir » (pflücken) ;

Le mot jaune qui mène de la robe de Gisela au souvenir écran lui-même (Freud tombe amoureux de Gisela la 1ère fois qu’il retourne à Freiberg depuis l’exode familial de ces 3 ans – Freiberg où se déroule le souvenir écran  des fleurs jaunes arrachées à Pauline).

Leclaire remarque que Freud ne dit rien du « jaune » comme couleur des juifs sinon par une allusion dans le rêve du Comte Thunn à une forme botanique de l’antisémitisme.  Il pointe aussi le «jaune» couleur de l’érotisme  urétral – ambition – sur lequel Freud se montre peu avare de confidences.

« Freud traduit par erreur tussilage (Hufflatliich) par pissenlit –tussilage, fleur préférée des allemands. » Le jaune du pissenlit (en allemand « Lowenzahn » littéralement « dent de lion » renvoie pour Leclaire au rêve du lion jaune,[12] cité  par Freud comme rêve d’un collègue, juste avant qu’il ne reprenne l’analyse du  « rêve de la monographie botanique ». Freud y ajoute un autre rêve du même collègue – Leclaire évoque la possibilité qu’il s’agisse de Feud lui-même- rêve qui donne à penser que le rêveur aurait confondu  dans son enfance Reisen (voyager) et Reissen (tirailler douloureusement).3

Nous voici, dit Leclaire, revenu  au deuxième mot majeur «  Reissen » arracher.

« Au terme de cette analyse on peut voir se détacher  des mots carrefour : « botanique » « monographie », « jaune » et la série « cueillir », « arracher » avec « dévoiler »

« Les termes d’arrachement et de dévoilement », nous dit Leclaire, « semblent mener au plus près de l’énigme de l’accomplissement de désir « Wunscherfullung » et l’expression  « dévoiler un secret » pourrait en être l’un des modèles inconscients. »

« C’est ainsi qu’apparaît à l’analyse, dans sa forme la plus dépouillée un fantasme fondamental de Freud. Le désir inconscient formalisé par ce fantasme »  ajoute-t-il, « n’est pas seulement un désir incestueux de posséder la mère, corps ou sein, et d’en jouir délicieusement mais à proprement parler, désir de cueillir (pflücken) d’arracher (reissen entreissen) de dévoiler (enthullen)  c’est-à-dire un désir réduit à sa plus essentielle dimension, un mouvement qui va au-delà, désir presque affranchi de la fascination de l’objet.

Leclaire ajoute «  …l’expérience de la défoliation du livre-mère donné par le père marque un tournant : ici naît sa passion des livres. Vers elle il se tourne à 17 ans pour oublier son amour pour Gisela, elle qu’il évoquera sans succès auprès de son père pour faire accepter la note du libraire, elle qui le protègera à 19 ans de la tentation d’épouser Pauline. Mais et c’est la différence, il ne se contente pas d’être un lecteur bibliophile, collectionneur et érudit ; le livre ne sera pas figé comme objet-écran car Freud écrira un livre sur le fait du désir. Ce livre dit que c’est dans une transgression que s’accomplit le dévoilement du désir. C’est ainsi qu’il réalise son désir d’enfant qui se peut exprimer sur le modèle même de son fantasme … arracher aux rêves leurs secrets … ».

Leclaire ajoute qu’il faut encore se déprendre  d’un préjugé, « celui de considérer la tension du désir sur le modèle de l’appel d’un besoin, tendu vers l’attente d’un objet propre à le combler ; le désir inconscient apparaît comme une formule surprenante par sa singularité, absurde, composite comme « botanique » « cueillir », formule, chiffre ou lettre qui visent plus à insister, à se répéter, énigmatique, qu’a se saturer, se combler ou se suturer. »

« Il faut encore renoncer », nous dit-il,  « à la distinction entre une réalité cachée et véridique et une apparence trompeuse, surface directement accessible dont l’opposition contenu manifeste / contenu latent donne une interprétation restreinte. Au contraire, Leclaire fait-il remarquer, « il apparaît qu’un seul et même terme s’avère à l’analyse soutenir la vérité et son voilement.

« Jaune » « Cueillir » ou « botanique »  sont autant le dérobement que l’affirmation de la singularité du désir inconscient ».

Leclaire ajoute : « Il n’y a pas de vérité au-delà du désir inconscient, la formule qui le constitue, le représente et en même temps le trahit est la vérité même du désir inconscient. Au terme de l’analyse le désir inconscient apparaît lui-même comme une construction formelle, en tant que telle dépourvue de sens mais aisément figurable : « arracher des fleurs jaunes » par exemple dans sa composition fantasmatique ou « personnage à bec d’oiseau[13] » dans sa concision hiéroglyphique. »

« On retrouve au bout de l’analyse une configuration formelle analogue à celle du rébus dont on était partis mais qui s’avère être l’essence même des pensées latentes que rien ou presque ne distingue ni dans ses termes, ni dans son ordonnance du contenu manifeste. »

Et Leclaire termine par cette affirmation « Il n’y a pas d’au-delà du texte ou mieux de la lettre »

Alors qu’est-ce que la lettre pour S. Leclaire ?[14]

Leclaire ouvre le chapitre suivant par cette affirmation « Un seul et même texte, une seule et même lettre constitue et représente le désir inconscient ». Cette double affirmation me semble bien difficile  à saisir !

Ces mots carrefour repérés par Leclaire dans l’analyse des rêves de Freud sont-ils les lettres qui constituent la chaîne inconsciente ?

De manière très didactique, pas à pas Leclaire nous indique le chemin qui va le conduire à définir la lettre comme  « la matérialité du trait dans son abstraction du corps » abstraction devant être entendu à la fois dans son sens commun et comme opération de détachement du corps.

Nous allons le suivre dans son trajet qui va le mener à la lettre, trajet où il pose un certain nombre de repères :

« la psychanalyse n’existe qu’au niveau des représentations [Vorstellung]

Le refoulement ne peut s’exercer que sur des représentations à l’exclusion de tout autre réalité pulsionnelle ; représentations refoulées qui constituent l’inconscient,  qui s’inscrivent dans l’inconscient comme  traces mnésiques »[15]  (dans la formulation freudienne « Erinnerungspür »)

Leclaire passe par l’examen de la perversion pour pointer que « la perversion constitue sans doute le modèle du cycle de tout désir…. que l’objet de la perversion, par exemple le fétiche, est un objet impensable, objet substitutif, irréel, halluciné. Lorsque Freud définit le mouvement appelé désir, il évoque l’image mnésique d’une perception dont l’investissement réaliserait l’accomplissement de désir. »

« Cet objet qui suscite le mouvement du désir – à distinguer radicalement de l’objet qui pourvoit à la satisfaction du besoin – est un terme rêvé, fantasmé, halluciné, … ou plus précisément l’investissement d’une image mnésique. »

« Cet objet est-il à repérer comme chair ou verbe ? » demande Leclaire. « Il nécessite d’interroger ce qu’est un corps, pour autant que la satisfaction, [Lust] plaisir ou jouissance,  ne peut se réaliser qu’en un corps ».

« Le corps, en psychanalyse, est conçu comme un ensemble de zones érogènes, ces lieux du corps susceptibles d’être le siège d’une excitation ou d’une excitabilité de type sexuel – portes du corps, ensemble de la peau et des muqueuses, voire tous les organes figurés de l’intérieur du corps. »

« Dans la métaphore énergétique freudienne, le plaisir est repéré comme la sensation qui marque la fin d’un état de tension. Le recours à cette métaphore fait apparaître que le temps du plaisir – ou de la jouissance – est ce temps de la différence entre un plus et un moins de tension, différence en elle-même insaisissable, vif du plaisir. »

« L’excitation ou excitabilité de type sexuel spécifiant la zone érogène pourrait se définir comme la propriété d’un lieu du corps d’être le siège d’une différence immédiatement accessible, sensible, plaisir ou déplaisir et de pouvoir recueillir de quelque façon la marque de cette différence. »

« Le corps apparaît, tel qu’on le retrouve dans les fantasmes ou les délires, comme le grand livre où s’inscrit la possibilité du plaisir. »

« La zone érogène serait ce lieu du corps où reste marquée la syncope d’une différence, où peuvent se retrouver les termes entre lesquels s’ouvre l’écart du plaisir – lèvres d’une bouche, paupières d’un œil, points exquisément différents d’un épiderme ». Encore quelque chose de bien difficile à cerner cette différence !

« L’excitabilité de la zone serait conçue comme l’appel que constitue la faille, ainsi ouverte et marquée, à un retour du même plaisir. »

« C’est cette différence fixée dans son irréductible écart qui est l’essence même de la pulsion sexuelle. »

Lorsque Leclaire parle de la singularité de cette inscription dans le corps, il utilise les termes de  « marque », de « fixation » pour décrire l’instauration et la persistance quasi ineffaçable de l’érogénéité dans le corps.

«  Un objet approprié vient apaiser la tension du besoin physiologique ; il en résulte une satisfaction qui s’inscrit comme attente ou appel du retour d’un impossible même. L’apaisement procuré par l’objet électif, lui, ne s’inscrit pas. » « Le plaisir naît d’un jeu avec le souvenir de la satisfaction »

Il poursuit et en cela, il va au-delà de la position freudienne de la nécessité d’un Nebenmensch « …pour qu’une satisfaction s’inscrive … comme foyer d’un appel sans réponse, un facteur supplémentaire est nécessaire : que par les yeux d’un autre, le nourrisseur, l’apaisement soit déjà regardé comme jouissance. »

« L’inscription dans le corps est le fait de cette valeur sexuelle projetée par un autre sur le lieu de la satisfaction. C’est dans ce ‘’project’’ de désir, qui suppose l’œil ou le sein déjà marqué d’érogénéité, qu’est à situer la relation entre deux corps, sexuelle en sa nature. »

Leclaire nous conte une histoire délicieuse pour mieux nous faire saisir ce procès : «  Imaginons la douceur du doigt d’une mère venant jouer innocemment, comme dans le temps de l’amour, avec l’exquise fossette à coté du cou, et le visage du bébé qui s’illumine d’un sourire. Le doigt, par son amoureuse caresse, vient en creux, imprimer une marque, ouvrir un cratère de jouissance, inscrire une lettre qui semble fixer l’insaisissable immédiateté de l’illumination. Dans le creux de la fossette, une zone érogène est fixée, que rien ne pourra effacer, mais où se réalisera de façon élective le jeu du plaisir, pourvu qu’un objet, n’importe lequel vienne en ce lieu raviver l’éclat du sourire que la lettre a figé …. Ce qui rend possible l’inscription érogène, c’est le fait que le doigt caresseur soit en lui-même, pour la mère, érogène …. Ce doigt, en sa valeur libidinale peut être di porte-lettre ou ‘inscripteur’ dans la mesure où, zone érogène de la mère, une lettre fixe en sa pulpe l’écart d’une différence exquise – lettre de l’alphabet du désir»

Il poursuit : « une zone érogène est donc bien ce lieu du corps où l’accès à la  pure différence, expérience de plaisir, qui s’y produit reste marquée d’un trait distinctif, d’une lettre inscrite en ce lieu et posée dans son abstraction de corps…. Un écart est fixé au lieu où s’est produite la différence ; le jeu du désir va pouvoir se dérouler autour de ce manque cerné…. C’est dans l’illusion rétrospective du premier objet perdu dans le défaut duquel s’originerait le mouvement du désir ; leurre car l’agent d’ouverture est, non un objet qui cache ou ferme la béance, mais une lettre qui l’imprime ou la fixe. Ce n’est pas l’objectalité du doigt qui caresse qui constitue ce défaut premier mais bien la lettre qui a fait le doigt érogène. … L’objet est ce qui se manifeste ensuite à la place de cette lettre perdue. »

Dans le chapitre « La lettre et la jouissance » Leclaire va reprendre cette fiction pour situer ce temps d’engendrement d’un inconscient que constitue le refoulement originaire. Comment s’opère ce refoulement originaire ? Pour tenter d’y répondre, il va reprendre l’étude de ce « temps  essentiel qu’est la fixation ».

« Quelles sont les conditions pour qu’une fixation s’opère ?

Il y faut la conjonction de trois écarts ou différence, » nous dit-il.

Premier écart : « que la caresse au niveau de la fossette soit ressentie comme plaisir, qu’une différence ait été sensible entre les deux bords de la fossette. » Ce qui me semble  difficile à penser !

Deuxième écart : « pour que cette caresse soit si intensément sensible et différente du contact d’un bout de laine par exemple, il faut que l’épiderme du doigt qui caresse soit particulièrement distingué comme appartenant à un autre corps. »

Troisième écart : « Pour que ce dernier écart puisse être distingué dans le clivage de l’altérité, la condition majeur et absolue est que le doigt caresseur soit lui-même constitué comme érogène dans le corps de l’autre – différence sensible et déjà érogène pour elle, du bout du doigt de la mère. »

Par cette opération de fixation, un clivage s’est opéré entre « la jouissance insaisissable dans son essence  et une lettre, qu’on peut figurer par le trait d’un index, par quoi la voie reste comme ouverte vers la syncope d’un plaisir analogue »

Leclaire a encore beaucoup à nous dire autour de cette « lettre » mais je suis prise d’une sorte de vertige et je m’arrêterais là-dessus pour ce soir.

Dijon, 15 mai 2009

[1] Leclaire S. – Démasquer le réel – p. 72
[2] Leclaire S. -Rompre les charmes  – p.134-135
[3] Psychanalyser – Chapitre 1 – De quelle oreille il convient d’écouter.
[4] Lecture de « Psychanalyser »   ch. 2 « Le désir inconscient. Avec Freud, lire Freud »
[5] Freud S. –  Interprétation des rêves
[6] Freud S. – Interprétation des rêves – Chapitre VII – p. 478
[7] Freud S. – Interprétation des rêves – Chapitre VI – p. 263
[8]
[9] Freud S. – Sur les souvenirs écrans – in
[10] Miche … « Laib » – Corps … Leib.
[11] « Entreissen » … arracher à .
[12] Freud S. Interprétation des rêves – p. 169 «  Un médecin d’une trentaine d’années m’a raconté que depuis son enfance jusqu’à maintenant il avait souvent v apparaître dans ses rêves un lion jaune qu’il pouvait décrire avec beaucoup de précision. Il découvrit un jour le lion de ses rêves : c’était un bibelot de porcelaine (de « Meissen » se demande Leclaire) mis de coté depuis longtemps ;  sa mère lui dit alors que c’était là le jouet qu’il aimait le plus dans sa petite enfance ; Lui-même ne se rappelait pas ce détail. »
[13] Référence non citée ici au rêve de Freud de la mère morte que Leclaire reprend dans ce chapitre.
[14] Leclaire S. – « Psychanalyser » Ch. 3
[15] « La trace mnésique  peut être l’équivalent de la lettre  » Dictionnaire de psychanalyse de A. De Mijolla.

 

Transcription de l’exposé, réunion préparatoire à la rencontre de juin 2009
« La lettre entre névrose et psychose »

Monique Tricot

« Quelle dynamique de l’inconscient est à l’œuvre dans la psychose ? » demandaient Danièle Lévy et Guy Dana dans leur argument. Je vais essayer de partager avec vous la façon dont Serge Leclaire a travaillé ces questions, ceci à partir des textes situés dans le tome 2 des Autres écrits, tome dénommé « Diableries », chapitre 2 « Les psychoses », et aussi à partir de textes de Psychanalyser et de Démasquer le réel, mais tout particulièrement dans Psychanalyser, « La lettre et la jouissance ».

Ce n’est pas le moindre paradoxe du travail mené de façon continue par Serge Leclaire de 1958 à 1994 sur la psychose, de le voir affirmer dans « Questions ouvertes » : « J’ai vraiment toujours considéré que l’intérêt des psychanalystes pour la psychose, de même que pour la psychanalyse d’enfant, constituait pour le psychanalyste lui-même une façon d’évitement des problèmes auxquels il a à faire face en tant que psychanalyste. Je crois que le domaine de la psychanalyse est celui des névroses. Que l’on puisse espérer qu’un certain progrès dans l’élaboration de la théorie psychanalytique concernant les névroses apporte quelque chose au domaine de la psychose, que l’on puisse s’apercevoir un jour que le clivage entre la névrose et la psychose demande à être revu ou pensé autrement on l’espère, mais nous n’en sommes pas là. Si bien que l’intérêt du psychanalyste pour le domaine de la psychose continue à sembler légitime, dans la mesure où il constitue une bifurcation possible mais pas comme quelque chose qui fait partie en propre du champ psychanalytique. » N’oublions pas néanmoins que Serge Leclaire a consacré sa thèse à la psychose, sous le titre Psychothérapie des psychoses, étudié comme personne l’épisode psychotique de l’Homme aux loups qu’il nomme « psychose expérimentale », et donné des développements uniques sur la façon dont doit se situer le psychanalyste qui se risque à travailler avec des psychotiques. S’il s’engage parfois très avant dans l’exploration de la structure psychotique, son travail se situe le plus souvent sur le bord externe de cette structure, la constitution de la lettre et la tentative de penser avec mais au-delà de Freud le refoulement originaire.

Que le refoulement originaire soit en défaut dans les structures psychotiques, personne n’en doute. Mais ce qui est plus intéressant dans les développements de Leclaire, c’est d’articuler ce défaut à la question de la lettre. Je vais vous donner à entendre ce qu’il en dit dans l’article « Les mots du psychotique » : « Dans la psychose, la lettre ne cesse pas de se rabattre sur le corps et rien ne permet alors de distinguer l’espace érogène de l’ordre des mots. » Une phrase plus haut, il énonçait que « l’organisation psychotique se différencie d’avec les organisations normales ou névrotiques par le défaut de clivage assuré entre l’espace littéral et le corps ». (On pourrait discuter ici le choix du terme de clivage.) Citant le travail de Deleuze sur Le schizophrène et les mots, il fait remarquer que dans la psychose, la lettre qu’il dénomme « anticorps », soit, défaille à laisser ouvert l’espace du plaisir , soit empêche l’accès à tout plaisir. Cette formulation est une formulation type de Leclaire ; ses écrits en fourmillent, écriture de la théorie qui, comme dans le fonctionnement de l’inconscient, fait délibérément cohabiter les propositions contradictoires. On pourrait en suivant sa pensée ajouter que dans la psychose, la lettre défaille à sa fonction de suture. Sur la question de la suture, je renvoie à des échanges avec Jacques-Alain Miller qu’on peut retrouver dans un des numéros des Cahiers de l’École normale supérieure.

L’exemple clinique qu’il nous rappelle est celui cité par Freud de la patiente psychotique de Tausk avec son amoureux tourneur d’yeux, patiente disant : « Mes yeux ne sont plus comme il faut, ils me font tourner de travers. » Là où on aurait pu traduire « séducteur » ou « hypocrite » et où l’hystérique tournerait vraiment les yeux sans rien dire. L’on pourrait après lui aussi, et après Freud, évoquer ici le fameux « un trou est un trou », ein Loch ist ein Loch. Ce à quoi il précise : « Le mot trou ici n’est pas vraiment dans sa fonction de mot, en ce sens que rien ne distingue pour le patient la fonction du mot de l’écart qu’il est fait pour fixer. » Il fait par ailleurs remarquer que ce qui ici chez le patient suscite l’angoisse et l’extase, soit la jouissance par échec du principe de plaisir – vous avez reconnu l’Homme aux loups – c’est à la fois le trou et la cicatrice.

Qu’il s’agisse ici, comme le dit Freud, de la castration comme concept inconscient d’une petite chose pouvant se détacher du corps, Leclaire ne le nie pas, mais il précise que pour l’Homme aux loups, cette petite chose, soit le mot, ne réussit pas à se maintenir détaché de la surface du corps. Souvenez-vous de l’hallucination du doigt coupé qui vient à la place de la représentation forclose. Cette petite chose ne réussit pas à se maintenir détaché du corps car l’espace de la lettre n’est pas assuré, pas plus que ne s’est inscrite l’altérité radicale de l’espace littoral par rapport à celui du corps. Il écrit : « L’anticorps qui doit fixer la différence n’est pas produit comme tel. »

Que se serait-il passé à l’aube de la construction de la vie psychique pour que ne soit pas assurée la fonction d’anticorps de la lettre donnant lieu à l’inconscient et au sujet ? Serge Leclaire va prendre cette question du côté de l’Autre et interroger ce qui a défailli chez l’Autre dans sa fonction d’inscripteur de la lettre. Je vous renvoie là au chapitre « La lettre et la jouissance » dans Psychanalyser, p. 159 : « Rappelons ici que l’inscription de la lettre se fait à la faveur d’une expérience de plaisir ou déplaisir et qu’elle a comme condition à l’inscription érogène que le corps de la mère soit un corps érogène et désirant. » C’est à cette condition que le corps maternel peut assurer sa fonction de « porte-lettre ». C’est le beau terme qu’il invente à ce propos. Il s’appuie ici sur le tactile, la caresse où le doigt de la mère serait ce porte-lettre. À cette condition, le trait de la lettre se fait barre qui fixe et annule la jouissance, d’où sa fonction refoulante. Celui qui deviendra psychotique aurait affaire à un Autre marqué soit par le refoulement complet du corps érogène, soit à quelqu’un dont l’érogénéité corporelle serait non pas refoulée mais insuffisamment fixée, comme si l’écart qui doit le constituer était fondamentalement incertain. Et d’affirmer que la parole ne suffit pas à cette inscription de la lettre, à l’opération du refoulement originaire ; il faut la marque d’un corps par un autre corps, marque dont l’agent est le phallus. Je pense qu’il faut prendre cette histoire de « doigt porte-lettre » comme une métaphore de la façon dont pour un sujet la mère réussit ou défaille à pouvoir transmettre l’inscription de la lettre. Dans le texte, « La psychose serait-elle une maladie auto-immune ? », il travaille cette fonction inscriptrice à partir de l’objet voix, dans ce qu’il appelle le « mythe de l’invention pour chacun de sa nature de parlêtre ». Il précise alors que ce qui rend les mots recevables, ce sont le mode et la tonalité de la voix qui les porte. C’est que ces mots ont été proférés dans une polyphonie de sens, de passions et de désirs où l’enfant a pu trouver ses marques. Il s’appuie ici sans la nommer sur l’Ausstossung, affirmant la nécessité pour le parlêtre d’avoir pu rejeter certains mots irrecevables dans l’ombre de l’oubli, nécessité de ce rejet pour pouvoir en accueillir d’autres et entrer dans l’espace du verbe. Ceux qui n’auraient connu de voix qu’indifférente, de mots que déshabités ne pourraient faire ce tri, les mots restant réellement des corps étrangers. Au mieux, celui-là deviendra-t-il, comme Wolfson, inventeur de langues. Celui qui deviendra psychotique, est aux prises avec un désastre qui ruine les supports naturels de la fonction symbolique, qui ruine les mots eux-mêmes.

Il ne va pas se contenter de travailler la psychose depuis son bord externe, les exclus du refoulement originaire, les exclus de l’inscription de la lettre, mais étayer sa pensée avec le concept lacanien de forclusion. À la fois, il tente de l’éclairer en forgeant ses propres métaphores, éclairage précieux pour toute une génération d’analystes, mais aussi il s’en sert cliniquement, à la fois dans sa thèse et son travail sur l’épisode psychotique de l’Homme aux loups, où il lui donne un développement tout à fait personnel. La forclusion, qu’il définit comme trou dans le signifiant, antérieure à toute possibilité de négation et donc de refoulement, la forclusion porte sur un donné symbolique premier.

Je veux là m’appuyer sur le texte À la recherche d’une psychothérapie des psychoses, qui est la réécriture et le résumé de sa thèse, et partager avec vous les deux métaphores qu’il nous propose. D’abord celle du tissu. Leclaire nous propose de penser la psyché comme un tissu composé de fils entrecroisés. Celui dont l’inconscient a trouvé abri dans le refoulement peut avoir affaire à un accroc dans le tissu, une déchirure, mais ceci toujours susceptible d’être stoppé ou reprisé. Chez le psychotique, la béance est due au tissage lui-même ; il y a un trou originel jamais susceptible de retrouver sa propre substance, puisqu’elle « n’aurait jamais été autre que sa substance de trou ».

L’autre métaphore qu’il nous propose – beaucoup la connaissent – c’est l’historiette des hirondelles, l’histoire de deux joyeux lurons qui passent une soirée fort arrosée dans le gai Paris, tellement arrosée que de cette histoire il n’y aura point de souvenirs. Dans cette soirée, ces deux compères sont pour l’un parisien et l’autre américain. À un moment de leur état éthylique avancé, ils rencontrent ce que le Parisien peut identifier comme des hirondelles, terme que l’Américain ne connaît point. Il y a là pour eux deux une expérience non temporalisée, non mémorisée, ne laissant que des traces énigmatiques. On ne sait pas ce qui est advenu du Parisien, mais quant à l’Américain, de retour à Chicago, il fait un délire ornithologique où il se prend pour un aigle et construit des volières dans son jardin. C’est comme le retour dans le réel par l’imaginaire du délire de l’élément forclos hirondelle, par nature inaccessible comme tel.

Après ces deux jolies métaphores qui nous permettent mieux d’imaginariser le concept lacanien de forclusion, parlons de son développement concernant l’épisode psychotique du l’Homme aux loups, épisode qu’il nomme « psychose expérimentale ». Il y a lieu là sans doute à être particulièrement attentif à la différence entre structure et épisode psychotique. Aussi, si Leclaire retient le terme forclusion, il ne se sert pas ici du concept lacanien de forclusion du Nom-du-Père, mais propose celui de « forclusion de la castration » ou « forclusion du symbole phallique », suivant ici Freud de très près quant au troisième mouvement psychique de l’Homme aux loups par rapport à la castration ; il l’avait tout simplement rejetée. Il insiste vigoureusement sur l’élément déclencheur, le don d’argent de Freud, réveillant la position féminine du patient par rapport au père et la fixation anale, position féminine et fixation anale où était resté le patient malgré un premier travail sur la névrose infantile. Dans cette première tranche, l’Homme aux loups pressé par Freud d’en finir, n’aurait qu’apparemment traité son rapport à la castration, mais rien ne se serait ici inscrit dans le symbolique et le don d’argent aurait fait flamber l’imaginaire, engageant le patient dans la voie de la solution psychotique. Leclaire suppose même que si Freud avait pu lui refuser cet argent, il aurait restauré dans le transfert une place pour le père symbolique et permis ainsi de redonner valeur symbolique au pénis. Il aurait fallu en outre qu’il lui interprète le manège imaginaire entre les différents dermatologues, comme la quête d’un homme qui, investi d’une haute fonction symbolique, l’assurerait enfin de sa virilité.

Dans la suite de cette prise de position sur la conduite de la cure, je voudrais enfin, en m’appuyant tout particulièrement sur les articles « Les mots du psychotique » et « La psychose serait-elle une maladie auto-immune ? », partager avec vous ce que j’ai trouvé tout particulièrement passionnant des propositions de Leclaire concernant la position psychique de l’analyste dans le travail avec les psychotiques. Il conclut ainsi le texte « Les mots du psychotique » : « Par quelque technique que ce soit, lui rendre la parole et de ce fait l’accès au plaisir, en faisant reprendre au mot sa fonction d’anticorps. » Oui, mais encore… car il n’y a pas de technique analytique. L’analyste est donc renvoyé – c’est moi qui le dis – au savoir-faire de son inconscient en tentant de situer le transfert au point même du refoulement originaire, ce n’est pas sans évoquer le point O de Bion, qui lui aussi a beaucoup travaillé sur la psychose.

Mais les choses seront plus précises dans le texte « La psychose serait-elle une maladie auto-immune ? » Après avoir posé l’espace ternaire où l’analyste soutient le transfert – première personne : sujet divisé, deuxième personne : interlocuteur, troisième personne : la présentification de l’absence –, Leclaire énonce que ce mode d’approche est insuffisant pour entendre et soutenir le profond désarroi du fou. C’est à partir de notre division, de notre plus secrète aliénation qui nous laisse en exil au sein même de la terre des mots ; c’est par la reconnaissance de ce rejet premier, à partir de ce prix payé pour entrer dans le monde du parlêtre que se gagne la possibilité, et de vivre avec notre dette, et la capacité éventuelle d’entendre les mots du psychotique, ce qu’il appelle « façon de se souvenir » ou « ressentiment ». Il évoque la façon dont on peut entendre d’abord les mots de l’Autre comme la musique d’une langue étrangère, sa sonorité, son rythme. S’appuyant dans une langue poétique sur le moment mythique premier de l’Ausstossung ou de la Bejahung, sans les nommer, car il tente toujours de contourner pour théoriser dans sa langue les mots morts, ou ce qu’il appelle les « gros mots de la psychanalyse », Leclaire insiste sur le fait que nous avons à nous tenir dans les arcanes du refoulement originaire pour proposer au psychotique un lieu de transfert. J’ajouterai, mais comme une interrogation : dans notre lieu d’Hilflosigkeit ? là où il n’y a pas de garantie dans l’Autre, le lieu de la traversée du fantasme.

De son côté, il écrit : « À celui qui se perd dans le discours de la ruine du symbolique, dans le désastre de tout ancrage signifiant, nous ne pouvons répondre qu’en laissant ressurgir le souvenir de ce que fut notre désarroi. Ce n’est que des bords de notre part maudite que nous pouvons tenter de tendre des mots afin qu’au moins soit entendue la musique du désir qui les anime et surtout perçu leur poids de corps. » Il parle de « mise en jeu délibéré de nos mots » et de notre « mythe individuel » quand on a affaire, non à la souffrance du sujet, soit la névrose, mais au sujet en souffrance, soit le psychotique. Ce n’est qu’en renonçant au très convenable refoulement de notre exil intime, des rejets premiers qui nous ont marqués, que nous avons quelque chance de reprendre langue avec ceux qui sont retranchés dans le désarroi, ou qui ont sombré dans le désastre.

Avant de m’arrêter tout à fait, je voudrais vous faire entendre quelques points de son  échange  avec Julien Bigras à partir  de l’analyse des rêves d’un psychotique. Ce texte s’appelle « La question de la socialisation de l’inconscient », titre dont pour ma part je n’entends pas encore le bien fondé   . Aussi vais-je me centrer simplement sur ce rêve et sur la façon dont Bigras rend compte des erreurs qu’il a pu faire avec ce psychotique. On pourrait relire en parallèle le premier chapitre de Psychanalyser, celui qui s’appelle « Écouter ».

Il s’agit du rêve de l’iris bleu, ou de l’oiseau bleu. Bigras commence par y proposer à son patient des associations du registre imaginaire : « Nous avons tous les deux les yeux bleus », « le patient se sentirait désespéré comme l’oiseau du rêve », « l’oiseau ne pourrait décoller de sa mère ». À cette suite d’interprétations, le patient hurle : « Blue Irish bird, Iris bird », c’est son vrai nom d’oiseau. Et Leclaire, dans le dialogue, de préciser qu’il s’agit en effet de son vrai nom, son vrai nom à entendre sans doute au joint du réel et du symbolique, et pas du tout dans l’imaginaire. « Là où écoute l’analyste, rappelle Bigras, c’est le rapport singulier de chacun, avec le système de la langue, où intervient l’espace de l’inconscient, ce qui donne au patient la possibilité de dire quelque chose de sa singularité ou de son nom propre. »

Dans l’argument, Danièle Lévy et Guy Dana faisaient remarquer qu’à partir du moment où on pourrait travailler des rêves dans la psychose, cela supposerait la psychose guérie. Dans ce texte de Julien Bigras et Leclaire, on ne peut pas parler de psychose guérie, mais certainement avec ce rêve d’un tournant important dans la cure, le surgissement du nom propre. Ne peut-on rappeler ici que Lacan disait que le nom propre est un des Noms-du-Père ?

La voie de la singularité 

À propos du traitement psychanalytique d’une formation de l’inconscient

par Serge Leclaire (Psychanalyser, Seuil 1968)[1]

Danièle Lévy

Dijon, samedi 13 juin 2009

Serge Leclaire est le premier psychanalyste que j’aie rencontré après que, ayant assisté à une ou deux séances du séminaire de Lacan (67-68), j’ai su où je voulais aller. Une idée ancienne, presque oubliée, trouvait ainsi sa voie vers la réalité, – il me semble que cet engagement en deux temps recoupe un cas général chez les futurs psychanalystes. J’ai rencontré Leclaire avant même d’avoir commencé ma propre analyse, assistant en néophyte silencieuse au séminaire sur l’objet de la psychanalyse qu’il donnait alors à l’Ecole normale supérieure, et ne l’ai jamais perdu de vue jusqu’à sa mort subite dans l’été 94.
Retrouver cette référence initiatique quinze ans plus tard, grâce à vous, Cercle freudien dijonnais et à votre travail ne peut pas ne pas renvoyer aux sources. C’est pourquoi je m’en tiendrai au premier chapitre du premier livre de Serge Leclaire, Psychanalyser, paru au 2e trimestre 68 ! Car je crois que l’essentiel y est. La suite, quelques révisions, quelque évolution, des innovations, ne se comprend que sur cette base.
Ce retour aux sources a amené quelques réflexions sur l’histoire et sur le temps qui passe, sur le temps qui passe dans le mouvement psychanalytique. Tant pis si elles prennent de la place.

Le point de départ est le suivant : à ma connaissance, personne dans la littérature analytique n’a jamais comme Leclaire tenté de rendre compte dans le détail et dans le concret de la pratique du psychanalyste : comment il écoute, pourquoi, dans quel but ? pourquoi et comment il décide d’intervenir ou de se taire, à quel moment et sur quel point du discours et avec quelle visée ? à quoi ça les conduit, lui et l’analysant ? Ce premier chapitre de Psychanalyser apporte une suite aux quelques écrits de Freud sur la technique qui à ma connaissance n’ont été rassemblés sous le titre La technique psychanalytique qu’en 1972 ! Il existait certes des comptes-rendus d’analyse : ceux de Freud bien sûr, ceux de Melanie Klein, de Winnicott, de Margaret Little, etc. et de nombreux articles sur des points particuliers. Mais très peu de réflexions sur la pratique en général, ce qu’on appelait avant Lacan la « technique ». Il y avait par ailleurs tout une doctrine à ce sujet, qu’on n’apprenait que dans les Sociétés de psychanalyse (toutes membres de l’IPA jusqu’en 1953). Il existait aussi de nombreux manuels de technique, tel le plus ancien, de Glover (1928, puis 1955), celui de Fenichel (1941), et d’autres : Lorand (1946), Menninger (1958), l’argentin Racker (1960), l’américain Greenson, auteur d’un manuel d’egopsychology (1967), le kleinien Meltzer (1967). Ces manuels vous expliquaient ce qu’est le processus analytique et vous disaient comment faire dans tel cas, avec tel type de patient, dans tel cadre transférentiel. Il en est paru récemment un écho oecuméniste (et un brin ironique, mais pas plus d’un brin !) avec le livre de l’argentin Horacio Etchegoyen Fondements de la technique analytique (traduction française Hermann 2005), préfacé par D. Widlöcher et J.A.Miller ! Ce vieux monsieur, ancien président de l’IPA, s’amuse doctement à mettre en regard les diverses « techniques » des principales orientations de la psychanalyse (y compris lacanienne !) dans les différents moments ou occurrences du processus analytique.
Ajouter à la liste Les écrits techniques de Freud (Lacan, publication Seuil 1975, mais le séminaire a eu lieu en 1953-54 !). La longue réflexion de Lacan commence par là, par une remise en question de la technique. La réflexion de Lacan, dont Leclaire était bien plus qu’un élève « brillant », prend appui sur le Retour à Freud, la relecture de Freud, tout le monde le sait, c’est un pied. Le second pied, c’est la pratique psychanalytique. C’est pour refaire l’articulation entre la pratique et la théorie que Lacan s’est cassé la tête pendant vingt ans et plus, considérant que l’évolution du mouvement psychanalytique ne rendait pas justice aux découvertes de Freud, ni sur le plan de la théorie ni sur le plan de la pratique. Elle aboutissait à des simplifications abusives et à une sorte de sclérose, complaisante à des idéaux préfreudiens. Leclaire nous montre dans ce premier chapitre en quoi une pratique analytique effective implique un dépassement de la notion étroite de technique, celle qu’on désigne souvent du terme péjoratif de recettes.
On pourrait d’ailleurs se demander pour quelles raisons la cuisine, domaine principal d’emploi de ce terme de « recette », se trouve ainsi mésestimée, quand chacun sait que la même « recette » exécutée par deux personnes différentes n’aura jamais le même goût, sans parler de la présentation, que rares sont les cuisinières, encore plus les cuisiniers qui appliquent leurs propres recettes à la lettre, que les « tours de main » ne sont jamais expliqués, etc… Pourquoi le sens de ce terme de « recette » se trouve-t-il ainsi tiré vers celui d’ordonnance, renvoyant au caractère incontestable du savoir médical ? Un savoir qui ne se partage qu’entre pairs diplômés, et que soutient en sous-main la non-moins intouchable autorité du médecin, le cas échéant le poids du personnage qu’on a élu comme « mon médecin » : variations sur le transfert. Aujourd’hui, c’est plutôt le terme de protocole qui focalise les réponses à la question : « comment faire ? ». Initialement inspiré par les règles de l’expérimentation scientifique, ce terme glisse vers celles du maniement des ordinateurs, particulièrement strictes et éloignées des modes humains de raisonnement, avec lesquelles elles entretiennent un rapport d’étrangeté. La cuisine actuelle suit le mouvement avec entre autres l’extrême précision des temps et même des températures de cuisson, ainsi que l’introduction d’une grande quantité d’air dans les « mousses », raffinements ou snobisme rendu possible par les nouvelles technologies avec en sous-main la raréfaction économique des matières.
À l’inverse, me semble-t-il, l’exemple de la recette de cuisine met en évidence le fait que tout savoir comporte du non-dit, les savoir-faire plus évidemment que les autres. Du non-dit et peut-être de l’indicible, une dimension secrète en tout cas. C’est cette dimension non explicitée qu’il faut s’approprier pour acquérir un savoir et plus encore un savoir faire. Un savoir faire n’est jamais un « tout savoir ». Certes, nous aimerions que nos maîtres possèdent tout le savoir et le mettent à notre disposition tout en nous permettant de le contester, mais aucun de ces idéaux n’est réalisable. Peut-être les maîtres eux aussi souhaiteraient-ils se voir logés dans cette position de celui qui sait, fût-ce pour avoir la paix ? Lacan a nommé Béatitude cette figure du passé maître. En réalité, le savoir, il nous faut le conquérir avant de pouvoir l’acquérir. J’aime à conter cet exemple trouvé dans les mœurs des pêcheurs : lorsqu’un nouveau se présente dans leur petit port, personne ne lui dira où se trouvent les lieux de pêche. Mais lorsqu’il aura trouvé du poisson, il fera partie de la confrérie et c’est alors seulement qu’on pourra partager le savoir avec lui.

Tout cela pour dire quoi ? Pour dire autrement, et pour élargir, ce que montre SL dans le Premier chapitre de Psychanalyser, à travers l’examen de la fantaisie des Craven A : si on considère la technique psychanalytique comme une application de la théorie, la psychanalyse échoue. J’ajoute seulement que ce n’est pas propre à la psychanalyse. C’est le cas de tous les savoirs : il y a toujours un ticket d’entrée, qui se paie en engagement personnel – autrement dit, en affirmation d’un désir, avec le travail et les efforts sur lesquels l’engagement embraie. Sans doute y a-t-il quelque chose de particulier dans le savoir psychanalytique, mais comme souvent la psychanalyse montre ce qui est, comment les choses se passent « en vrai ». Les contestations surgissent ensuite, au niveau de la théorie, du raisonnement, c’est-à-dire des conséquences générales à tirer de la pratique.

Nous, lacaniens, n’avons pas de manuels, seulement quelques principes. La partie la plus concrète de notre pratique est rarement interrogée, si ce n’est dans les contrôles. Tout le monde fait toujours semblant de savoir. Il faut dire que la pratique du psychanalyste est difficile à repérer ; comme les poissons, ça échappe, ça glisse. Aussitôt dit, à peine pensé, aussitôt oublié – refoulé ou censuré. En cela, la reconstitution de Leclaire est un exploit. De plus, Lacan le dit plus d’une fois, l’analyste ne peut pas savoir entièrement ce qu’il fait, c’est une des conséquences de l’existence de l’inconscient. Cette ignorance relative ne nous dispense pas, au contraire, de la nécessité d’avoir des repères et une méthode. Même si la dimension d’insu présente en notre pratique lui confère quelque chose d’insaisissable, elle ne nous dispense pas de parler notre acte, de le penser, d’en rendre compte. Le pas-tout ne doit pas faire taire. La théorie analytique trouve là une de ses pierres de touche : il faut qu’elle explique comment une telle pratique est possible et qu’elle rende compte aussi de ses modalités, de ses avancées comme de ses butées.
Dans les 10 premières pages de Psychanalyser, SL met en scène un psychanalyste et un analysant aux prises avec une formation de l’inconscient. La fantaisie des Craven A n’est pas exactement un rêve, plutôt une rêverie, mais nous la traiterons ici comme si elle était un rêve, à charge pour vous qui avez travaillé la question de faire la différence, s’il s’en manifeste une. SL met en scène le travail de pensée qui permet au psychanalyste de déceler les articulations inconscientes et de trouver une façon pertinente d’actualiser cette dimension inconsciente pour le patient. Je crois que cela n’avait jamais été fait auparavant[2].
Nous travaillons sous le signe cette fantaisie, même si son commentaire ne viendra que plus tard. Aussi, en voici tout de suite le texte :
« Un voleur de comédie, outrageusement masqué, gants noirs et chapeau à large bord rabattus sur les yeux, brise la vitrine d’une galerie de peinture et se saisit d’un tableau qui représente la scène même qui se joue, un voleur, de noir vêtu qui brise la vitrine d’une galerie de peinture, avant de s’engouffrer dans la « traction noire » qui démarre en trombe selon la meilleure tradition des films du genre ; devant cette scène, le conteur, qui s’y représente dans un angle, affecte l’indifférence et, d’un geste lent, tire une cigarette d’un paquet rouge et blanc, des Craven « A » (p. 9).
Silence.

I. Les enjeux historiques et leur valeur actuelle

 Toutefois, en relisant Leclaire, on se dit que c’est daté ! Nous ne parlerions plus comme lui. Mais acceptons de nous situer un moment dans l’histoire, et nous verrons que les questions qu’il soulève dans les circonstances de l’époque restent nos questions, et même, celles que les psychanalystes évitent trop souvent de prendre au sérieux.
Ainsi, la fantaisie des Craven A date d’il y a quarante ans. Aujourd’hui, on ne tirerait plus aussi naturellement son paquet de cigarettes de sa poche pour mettre le point final à une rêverie, encore moins pour se montrer dégagé. Les modes et les mœurs ont changé, peut-être carrément la civilisation, on le dit. La psychanalyse aussi a-t-elle changé ? Le texte peut nous paraître daté aussi par la conception de la psychanalyse à laquelle il s’affronte et qu’il conteste – contestation, mot de l’époque.
Mais ne sommes-nous pas toujours, à toutes les époques, à combattre une version de la psychanalyse pour en faire valoir une autre ? La psychanalyse n’est pas stable, du moins dans ses énoncés. Quoi qu’il en soit des « nouvelles pathologies », il y a la résistance de l’analyste et l’usure des termes langagiers. Toutes les versions de la psychanalyse, les façons de la comprendre et de la dire dégénèrent à la longue : « la dégradation d’une formalisation close », écrit Leclaire (p. 27). C’est une des raisons pour lesquelles nous avons toujours à la réinventer, non seulement chacun dans la relation à chaque patient, mais aussi ensemble, à quelques autres. Cette variabilité accentue les risques de dérive. Lorsque la réinvention vient à l’ordre du jour, les scissions menacent. Le danger de déviation, voire de déni, s’intensifie. L’histoire du mouvement psychanalytique l’avait largement démontré : Adler et Silberer, Jung, le « petit Rank », comme disait Freud, devenu l’inventeur du casework aux USA, W.Reich, etc. ; sans compter de nombreux cas analogues à celui de son analysant Fritz Perls, inventeur de la Gestalt-thérapie… Jusqu’à l’insoupçonnable Ferenczi – Freud se tirera d’affaire en disant de lui qu’il était « une institution psychanalytique à lui tout seul ». C’était au point qu’on n’osait plus bouger le petit doigt. Lacan, après Klein, nous a montré, fût-ce au prix d’une scission, que réinvention n’est pas déviation, que ce peut être le contraire : une remise sur pied, dans le droit-fil, une restitution du tranchant, pour reprendre un terme que Lacan associait évidemment avec la castration, une mise en valeur et en évidence de la radicale nouveauté de la psychanalyse. C’est juste à ce moment de l’histoire du mouvement psychanalytique que surgit Psychanalyser, nous le verrons plus loin.
La conception de la psychanalyse dont Leclaire montre les limites est une psychanalyse qui s’en tenait au sens et à la signification, et qui s’arrêtait là. Cela ressemblait à une traduction terme à terme. Cette conception existe toujours, plus qu’on ne croit. D’où vient sa force ? On peut remarquer que c’est pour beaucoup d’entre nous la première idée que nous nous sommes faite de la psychanalyse et celle qui nous a irrésistiblement attirés : l’émerveillement de découvrir le sens caché d’une action, d’un symptôme, la solution d’une répétition, le sentiment de s’ouvrir à une vérité et de se retrouver enfin dans ses baskets, l’ouverture et la liberté qui en résultaient. La découverte d’un savoir insu et les vertus thérapeutiques de cette découverte, c’est bien ainsi que Freud a présenté son nouveau-né. Pour le lecteur qui s’y reconnaît, cette découverte ne va pas sans un effet de révélation.
Plus tard, ayant mis en acte cet attrait en faisant connaissance avec le divan et avec la théorie psychanalytique, devenus ou devenant psychanalystes, l’effet de sens se produit quand nous reconnaissons un point de théorie dans le « matériel », c’est-à-dire dans le discours du patient. Par exemple : nous sommes là dans un contexte oral, dévoration, avidité, intégration : « je ne vous comprends pas », « à belles dents », etc. Ou bien : là, il s’agit d’une angoisse de castration, d’une rivalité oedipienne agie dans le transfert, etc. Je ne vous dis pas l’émerveillement : c’est celui d’un accomplissement, d’une Wunscherfüllung : oui, c’est ça, je commence à pouvoir me compter parmi les psychanalystes. C’est ce que je voulais, mes efforts commencent à payer, je ne suis plus seul … Il y a un enjeu de reconnaissance dans l’analyse comme dans toute pratique, puisqu’il y a un enjeu de désir. Toute reconnaissance comporte un aspect imaginaire et une part symbolique. Il importerait de pouvoir les différencier.
La première version de la psychanalyse, sa pré technique, a consisté à délivrer au patient le sens caché de ce qu’il venait de dire. C’est ce que faisait Freud, semble-t-il, du moins au début ; mais lorsque nous faisons de même, nous ne sommes plus dans l’ivresse de la découverte. Nous visons en même temps à rééditer l’effet de révélation produit en nous par les dévoilements originaires. Cette tentation permanente nous rend imperméables aux admonestations ultérieures d’avoir à pratiquer la psychanalyse autrement, sourds à l’avertissement de Freud lui-même : lorsque je pratiquais ainsi, je ne faisais que substituer mon savoir à celui du malade. Comme toujours, la résultante de deux forces contraires est une inhibition. Au mieux, on tourne en rond.
C’est ce « pratiquer autrement » qui faisait l’objet du savoir dit « technique » que les sociétés psychanalytiques se réservaient en le situant sous le signe du transfert. Le transfert serait le grand secret de la psychanalyse, alors que c’est le fait de base de toutes les relations humaines. Le propre de la psychanalyse, ce n’est pas le transfert, c’est le traitement analytique du transfert.
Transposez dans une référence théorique plus récente, l’objet a, la jouissance, le signifiant du manque dans l’Autre : la rencontre entre le savoir théorique et le fonctionnement réel produit cette même satisfaction de « s’y retrouver », confondu avec s’y croire, croire y être. Alors que la psychanalyse commence quand on reconnaît qu’on n’y est pas, quand on peut se reconnaître débordé, déplacé.
Il y a cependant une différence, me semble-t-il, entre la façon dont les concepts freudiens et les concepts lacaniens touchent l’auditeur. Les concepts lacaniens nous orientent du côté de la signification, alors que le repérage de type freudien, se référant à des « complexes » ou à des « stades », reste plus du côté du sens. Quelle différence ? Pour simplifier, je dirais que la signification, c’est le sens plus l’adresse, le sens adressé, qui vous vise personnellement ; alors que le sens seul vous apporte un plancher de nuages où flotter, un terrain d’évolution, un système de coordonnées – une connaissance de la logique subjective, un savoir sur le fonctionnement psychique qui risque fort d’être réservé au patient.
On pense avoir analysé quelque chose en communiquant un point de notre savoir au « malade », bien sûr dans des termes qu’il puisse entendre, mais comment l’entendra-t-il ?… Leclaire dit qu’en procédant de cette façon, l’analyse n’opère pas analytiquement mais dévie vers une « complicité théorique » – ou une contestation sans fin, ajouterai-je.

Discutons ce point.

Complicité théorique et contestation sans fin jouent certainement un rôle important dans nos regroupements de psychanalystes. Elles circulent entre nous, avec des effets de reconnaissance. Mais dès que quelque chose ne va pas, ou dès que ça va trop bien, la reconnaissance symbolique a vite fait de se déporter vers l’imaginaire et le fantasme prend la main. De tels effets de complicité, en positif ou en négatif, suffisent souvent à nos fonctionnements de groupes, mais que viennent-ils faire dans une cure ?
Plus généralement, qu’en est-il des apparitions de la théorie dans la cure ? Ce n’est pas tout à fait la même question, car la théorie ne se localise pas uniquement dans l’imaginaire. Une collègue racontait récemment avoir stoppé un passage à l’acte amoureux en énonçant : « l’amour, c’est donner ce qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas ! » Vous avez reconnu la citation… Il paraît que le résultat de cette intervention a été un virage dans le discours du patient…
Rien n’est jamais purement théorique. Une intervention apportant la théorie avec elle peut fonctionner comme un point d’arrêt, on vient d’en avoir un exemple ; ou comme une construction. Mais voilà que SL m’objecte les « détours en impasse » (p.26), nombreux en psychanalyse. Tout en reconnaissant là son goût des paradoxes – il avouait aimer les « chiasmes », c’est-à-dire, deux contradictions croisées – je me dis que bien sûr, il a raison, les avancées en impasse sont nombreuses dans les cures. Est-il possible de sortir de ces impasses ? Il ne le dit pas. Analyses infinies ? changement d’analyste ? arrêt prématuré ? ou autres passages à l’acte comme tomber malade, entamer une romance avec un ou une psychanalyste, s’engager dans une formation psychanalytique, devenir psychanalyste ? Le psychanalyste lui-même pourrait aussi changer son fusil d’épaule, les supervisions et les discussions entre collègues aident parfois … Nous voilà devant un thème de travail pour un cartel : est-il possible de désenliser une psychanalyse, et si oui, comment ? nous trouverons en chemin bien d’autres thèmes de réflexion, chaque fois qu’il y a lieu de débloquer les pensées.

En ce qui concerne la signification, les analystes que Serge L. combat la situent dans l’adresse, c’est-à-dire le transfert : comment le patient s’adresse-t-il à moi, quelle place il m’assigne dans sa constellation familiale et quelle place y occupe-t-il lui-même ? Et puisque nous savons que certains signifiants inconscients court-circuitent le chemin de la parole pour se mettre en acte dans le transfert, la signification inconsciente du dire du patient est à lire dans ce qu’il me fait éprouver. C’est la fameuse logique du « contre-transfert » : je me repère dans la cure à partir de ce que je ressens, qui est ce que le patient me fait ressentir. C’est une logique assez commode quand on ne sait plus à quel saint se vouer, et pas sans pertinence. Pourtant, c’est quelque chose qui mettait Lacan en colère, et Leclaire aussi : commencez donc par écouter le patient, et par penser psychanalytiquement, avant de prendre votre hypocondrie pour son problème ! Les p. 9 à 18 de Psychanalyser sont une véritable leçon de pensée psychanalytique.

Leclaire signale à la fin du chapitre qui nous occupe deux dangers majeurs pour la pratique du psychanalyste : la place de la théorie, ou plutôt, « l’usage qui en est fait » et à l’opposé, la surestimation de l’intuition clinique. Parlant de l’usage de la théorie dans la cure, après en avoir dénoncé les échecs, Leclaire conclut ceci : « Et pourtant, il est bien certain qu’on ne saurait pour autant récuser le bien fondé de ces références techniques que sont la résistance et le transfert, pas plus qu’on ne saurait contester sérieusement le recours aux structures fondamentales de l’Œdipe et de la castration » (p. 19). Les références théoriques ont leur place, elle est fondamentale, mais comment en user à bon escient ? Cela nous sera précisé plus loin : les intégrer dans « une logique ouverte, c’est-à-dire, […] qui tienne compte des faits du sexe et de la jouissance » (p. 25) : c’est à quoi se consacre la suite du livre. Le traitement de la fantaisie nous en donnera tout à l’heure une illustration concrète.
De l’intuition clinique SL écrit ceci : « se laisse-t-on guider par l’éclair de l’intuition, on s’aperçoit bien vite, pour peu que l’on garde un minimum de lucidité, que la prétendue intuition n’est le plus souvent que la projection d’un élément privilégié du savoir ou du fantasme inconscient de l’analyste » (p. 19). « Rien », insiste-t-il, « ne semble pouvoir garantir absolument » que les types d’interventions choisis ne procèdent pas des formations de l’inconscient du psychanalyste, « si ce n’est dans une certaine mesure [3] la psychanalyse que le praticien est supposée avoir subie avant que d’avoir accès au fauteuil ».
Et d’où procéderaient-elles, nos interventions, si elles ne sont pas en relation avec nos fantasmes inconscients ? Il manque ici une précision.
Deux pages plus loin, après avoir examiné Freud à l’ouvrage à propos de Dora et de l’Homme aux loups, Leclaire conclura tranquillement et fermement :
« En fait, les règles de l’écoute analytique sont impossibles à soutenir » (p. 22).

Et p. 23 : « folle entreprise où un navigateur aveugle et sans compas inviterait son patient à prendre le vent comme il souffle ». Et ensuite : « Qui pourrait en effet sérieusement prétendre réussir à faire table rase de tous ses préjugés, faire table rase de tous les privilèges intimes qui constituent l’ordre de son monde, sa façon même de voir, de sentir, d’aimer, d’entendre ? » Et d’évoquer « au pis le monde du schizophrène où s’évanouit tout ordre possible, au mieux celui de l’obsessionnel, sans cesse occupé à feindre de contester l’ordre établi pour se donner à lui-même l’illusion de s’en déprendre » (id.).
Nous voici donc à la tête d’une théorie inapplicable et d’une position impossible à tenir. Comment avec cela ferons-nous une pratique ?

II. La singularité comme moyen

La position de Leclaire est d’opposer aux satisfactions liées au sens ou à la signification la dimension essentielle de la singularité. Ce terme aussi peut nous paraître démodé. Certes, la singularité dont s’agit n’est pas identifiable à l’individualisme, ni à la personnalité, ni même à la dignité de la personne. Souvent l’attrait pour la psychanalyse est référé à ces idéaux d’autonomie, d’unicité, pourquoi pas d’harmonie… ? Reconnaissons qu’il est extrêmement difficile d’y renoncer, car ils reviennent en sous-main chaque fois qu’on n’est pas content ! C’est au travers de ces idéaux que les psychothérapeutes se réclament de la psychanalyse, de ce qu’ils appellent comme ça, et qu’ils prétendent améliorer … La singularité qu’invoque SL est celle du désir inconscient. Elle n’est pas le but de la psychanalyse, mais son moyen : la seule voie qui mène à la découverte du désir inconscient. J’insiste : il s’agit de l’inconscient comme désir. Le désir inconscient est là exclusivement comme désir, découplé de la réalisation. S’il y a un accomplissement personnel, il ne tient pas à la réalisation du désir inconscient mais seulement au fait qu’il prend sa place. Extraordinaire coupure opérée par la psychanalyse dans quelque chose qui semblait aller de soi, le lien entre le désir et sa réalisation. Et aussi dans l’idée qui semblait aller de soi, idée « singulière », que l’accomplissement (« de soi » !) se produit par la réalisation du désir. Coupure dans ce qui n’était qu’un effet de sens dans la langue !
Or, il y a une conception du sujet concomitante à cette découverte de l’inconscient comme désir. Elle est bien différente des espérances du moi. Ce que Leclaire appellera plus tard l’effet-sujet n’a pas de consistance. C’est un surgissement fugitif, pour ne pas dire furtif, local, partiel, sans épaisseur. Lié à l’affleurement du désir dont le moi ne voulait pas et ne veut toujours rien savoir, le sujet dit « de l’inconscient » est par nature éphémère. Le surgissement de l’inconscient ne produit pas du tout un effet de révélation stable. Il n’entraîne pas du tout la réalisation du désir mais seulement, selon Freud, une extension de la possibilité de choisir. L’apparition du sujet de l’inconscient n’est pas non plus une bénédiction, car il ne se conforme pas au principe de plaisir – c’est la résistance qui s’y conforme. Mais ce surgissement furtif, parfois indigné, emporte de grands effets en termes de comportement, de rapport à soi et à l’autre, de libération de la pensée, de la créativité, etc. Avec ou sans prise de conscience.
Comme ces effets indirectement bénéfiques de la psychanalyse ne résultent que de la découverte de la dimension inconsciente, l’analyste n’a pas d’autre objectif que de permettre cette découverte ; et pas d’autre moyen que d’aller par la voie de la singularité. Leclaire ne procède pas à un éloge de la singularité, il met en évidence une condition de la pratique.
Aujourd’hui la singularité n’a sans doute plus l’effet de mot d’ordre qu’elle pouvait avoir dans les années d’après 68, où la libération allait de pair avec l’assomption par chacun de ses « propres désirs » – et avec le déni de la culpabilité (et de la honte, me souffle Guy Dana). Au contraire, je suppose que pour la plupart des gens d’aujourd’hui, le particulier, le sur-mesure représente un excès de dépense et de complexité auquel il serait inconvenant de prétendre. Limiter suffisamment le poids des problèmes, c’est assez, Lacan le soulignait dans ses dernières années. Erreur, ce n’est pas ce qu’il dit. Il dit (à Yale, je crois) : « lorsque le sujet s’estime heureux de vivre, c’est assez ». Exemple des confusions auxquelles nous nous livrons sans cesse : on peut avoir beaucoup de problèmes et se sentir néanmoins heureux de vivre. Se sentir écrasé par les problèmes, c’est autre chose. C’est un symptôme, c’est une réalisation de désir ! Il y aurait quelque chose à faire avec ce lien entre vie et bonheur, à considérer comme un critère – il y a un texte de Leclaire qui lie le bonheur et les anges (in Ecrits pour la psychanalyse II).
Pour le psychanalyste, même s’il la suit sans avoir l’air d’y toucher, la voie de la singularité reste la seule praticable. C’est pourquoi les descriptions de SL n’ont rien perdu de leur justesse. Même si leur habillement paraît un peu « vintage », c’est quand même de la haute couture.

À propos de singularité, encore une remarque préliminaire sur le nuage de dissuasion qui voile l’œuvre de SL en dépit de son intérêt : Leclaire est un auteur difficile. On ne s’en aperçoit pas tout de suite, car ses ouvrages sont parsemés de moments délicieusement parlants et merveilleusement écrits. On glisse de l’un à l’autre sans s’inquiéter de ce qui les relie. Mais par moments, on tombe sur des graviers à l’intérieur des loukoums, des morceaux de piment rouge, des grappes de poivre noir. On le croyait simplement délicieux. En réalité, Leclaire est un auteur à travailler. Sous l’os de velours se découvrent une véritable puissance de pensée et une subtilité inaccessibles aux goulus : il faut d’abord s’y user les dents. Là comme ailleurs en psychanalyse, c’est en passant par le plus singulier qu’on rejoint l’universel. Comme Lacan, comme Freud, comme tous les textes psychanalytiques, même ceux qui paraissent simples et sensibles au cœur, Winnicott par exemple, ou Dolto, rien de la psychanalyse n’est jamais facile d’accès. Si vous pensez avoir compris, vous vous trompez. C’est seulement que quelque chose vous branche pour des raisons personnelles, quelque chose qui fait écho, au mieux, à votre savoir inconscient. La notion que vous avez le sentiment de comprendre n’est pas pour autant en état de marche. Toutes les notions psychanalytiques supposent un franchissement, un saut hors des sentiers battus et des idées reçues et, plus pénible, une mise en suspens des idéaux personnels. Donc, elles ne vont pas sans résistance. Car les notions psychanalytiques ne répondent pas à des demandes, même si parfois elles comblent une attente. Inversement, chacun de nous en a fait l’expérience, un terme absolument opaque subitement s’éclaire et prend sens après quelques mois d’analyse. Jamais tous, probablement. De plus, ce que vous pensez avoir saisi dans telle ou telle circonstance prendra dans un autre cas, dans une autre cure, un sens inattendu[4]. Personne n’est en état de maîtriser toute la psychanalyse.
Encore un mot sur la compréhension : le moment où vous « comprenez » est insaisissable. Tout à coup, vous avez « compris », sans savoir quand ni comment. Même dans l’après-coup, vous retrouverez rarement ce qu’a été votre cheminement. On parle de compréhension, mais il s’agit plutôt d’un saut. Quelque chose a pris place dans l’ensemble de vos pensées accessibles ; vous pourrez dès lors situer à cette place certains objets rencontrés ; puis les contenus varieront. L’introduction d’un nouveau topos, d’une place nouvelle dans un système modifie l’ensemble, non sans le déstabiliser dans un premier temps, donc le mettre en état de recherche – non sans une phase de crispation ! Peut-être, comme le suggère Leclaire et comme Lacan le martelait, la pensée analytique se caractérise-t-elle par l’admission en son centre d’une place vide. La capacité d’opérer à partir d’une place vide pourrait bien être ce qui caractérise « l’homme analysé », ce « type d’humain qui n’existe pas dans la nature » selon Freud (à la fin de « L’analyse sans fin … »).
Le travail de pensée permet de tels franchissements, vous en avez eu l’expérience en cours de Philosophie par exemple. Certaines expériences de vie aussi modifient d’un coup les références, particulièrement celles qui introduisent la mort ou l’abandon comme des choses possibles. Mais ces franchissements ne s’opèrent pas de la même manière suivant que votre travail est philosophique par exemple, ou littéraire, ou moral, que s’il se réfère à la pratique psychanalytique. Il peut y avoir des recoupements partiels, il y en a ; mais le concept de l’Oedipe manié par un psychanalyste n’est pas équivalent à celui d’un spécialiste des mythes ; la notion de symbolique au sens psychanalytique ne recouvre pas celle des anthropologues. Ce faux parallélisme les rend furieux et nous, embarrassés.

III. Le déchirement originel

Mais revenons à l’histoire de la psychanalyse et aux enjeux de désir qu’elle manifeste. Lorsque Leclaire écrit Psychanalyser, les psychanalystes sont encore sous le coup de la rupture. Celle-ci, comme la plupart des ruptures, s’est effectuée en deux temps : l’oukase de 63 confirme et aggrave la scission de 53.

Il faut se remettre dans le climat de l’époque. Lacan est dès les années 30 un des didacticiens de la SPP (Société psychanalytique de Paris, fondée dès 1926). La SPP incarne alors en France la légitimité freudienne ; elle est le centre et la référence pour les nombreuses personnes de tous bords qui s’intéressent à psychanalyse. À signaler dans ce premier « mouvement psychanalytique » au sens large, l’existence du groupe de l’Evolution psychiatrique, fondé un an plus tôt, qui regroupait des psychiatres désireux de réformer la psychiatrie et à ce titre, s’intéressant de plus ou moins près à cette nouveauté qu’était la psychanalyse. Aussitôt après la guerre, les élèves affluent, au point que la SPP décide de créer un Institut de formation distinct de la Société proprement dite, réservée aux psychanalystes reconnus. L’établissement du programme de formation de l’Institut est confié conjointement aux deux didacticiens les plus en vue, Lacan et Sacha Nacht, l’autre grande personnalité psychanalytique de l’époque. Dès que leurs propositions sont connues, même si les contenus des deux programmes sont très proches, un mouvement de fronde oppose une bonne partie des élèves à la version de Nacht, autoritaire, scolaire et résolument médicale. La SPP se montrait extrêmement réticente envers les non-médecins ; si reconnues que soient ses qualités de psychanalyste, un psychologue par exemple, n’avait pratiquement aucune chance de devenir titulaire (full-member), c’est-à-dire habilité à transmettre (didacticien). Quelques-uns se dressent contre cette orientation, au point de démissionner lorsque le projet de Lacan est mis en minorité (de justesse) ; signalons Lagache, le psychologue, Juliette Favez-Boutonnier (psychologue) son mari Georges, médecin, et cette libertaire de Dolto. Lacan, en dispute avec Nacht, les suit. Ils fondent ensemble une nouvelle association appelée Société française de psychanalyse, SFP, qui n’est donc plus seulement « parisienne » au sens d’une section locale. Ce qui s’entame à ce moment là est un véritable mouvement de réforme de la psychanalyse. Il y a parfois des moments de grâce, surtout dans les débuts ; c’est le fameux Retour à Freud, moment d’une fécondité et d’une richesse extraordinaire pour la psychanalyse française et qui se répercutera bien au delà. Ceux qui étaient là en témoignent : ils ont suivi Lacan parce qu’avec lui ils retrouvaient la véritable psychanalyse, et un Freud digne de ce nom, alors que ce que d’autres leur apportaient leur paraissait éteint et inconséquent : trop médical, trop tactique, lourd de compromissions avec la respectabilité et les idées reçues, dédaigneux de la laïcité de la psychanalyse. Ne renonçant pas pour autant à la légitimité freudienne, ils voulaient obtenir pour leur nouvelle association le statut d’un groupe d’études inscrit dans l’IPA ; le jeune Leclaire est avec W.Granoff et F.Perrier chargé de convaincre les instances de l’IPA de la valeur du nouveau groupe. Ce statut de groupe d’études (Study group) leur sera finalement reconnu en 1963… à la condition de renoncer à ce qui avait été leur moteur : l’enseignement de Lacan. Décision diabolique, sous son allure mesurée. Elle ne répète pas seulement la scission, elle la transforme en clivage. Ceux qui préfèrent l’appartenance officielle fondent l’APF, qui existe toujours. Ceux qui estiment l’enseignement de Lacan plus précieux que l’honorabilité formeront avec lui l’Ecole freudienne de Paris.
Il faut se rendre compte que ces « lacaniens » ne perdent pas seulement l’appartenance officielle à l’institution internationale fondée par Freud, Ferenczi et les autres. Ils perdent aussi leurs moyens d’existence : les postes de psychologues ou de médecins dans les services de psychiatrie d’adultes et d’enfants, dans les institutions médico-sociales fondées par les psychanalystes : par exemple les CMPP, créés par des psychiatres psychanalystes dès 1947, ou la mise en place du fameux secteur psychiatrique du XIIIe arrondissement de Paris. Côté SPP comme côté APF, on ne veut plus entendre parler d’eux, même de ceux qu’on appréciait jusque-là. Les amis d’hier ne se saluent plus et évitent de se croiser. Tout le monde en souffre, personne n’y peut rien. À signaler que tout en participant activement à la construction de ce qui sera l’Ecole freudienne de Paris (1964), Leclaire est à peu près le seul à fréquenter occasionnellement ses anciens amis, ce qui montre jusqu’où va son courage et aussi son sens de la singularité ! Tout est à reconstruire, et combien étaient-ils ? vingt ou trente !
Telle est notre préhistoire, le déchirement originel de notre lignée, qu’un psychanalyste ne peut se permettre d’ignorer.

Le moteur de ce geste héroïque : la passion de la psychanalyse. Certes, le transfert sur la personne de Lacan joue son rôle, transfert imaginaire qui fera de plus en plus de ravages. Mais le moteur de ce transfert est bel et bien la passion de la psychanalyse dans sa radicalité (mot cher à Leclaire). Cette passion combative est sensible dans le livre qui nous occupe aujourd’hui, non pas sous forme militante, mais à la manière de Leclaire, tranquillement et astucieusement offensif, d’une ironie implacable.
Cette passion de la psychanalyse a longtemps caractérisé les lacaniens, pour le meilleur parfois, pas toujours. Il convient d’ajouter que la passion de la psychanalyse n’est pas propre aux lacaniens. Si on la mesure à la quantité de travail et d’investissement, elle paraît répandue chez les psychanalystes. L’inconscient ne supporte pas les demi-mesures. Les lacaniens se distinguent peut-être par leur radicalité, même si certains aujourd’hui ne semblent pas bien savoir à quoi l’appliquer et si chez d’autres, elle s’émousse. Ils se distinguent aussi par l’exigence conceptuelle, venue de Lacan lui-même : les concepts doivent rendre compte de la pratique au plus près, à la toucher, plus près peut-être que Freud lui-même ou plutôt, articulant ce qui reste chez lui implicite. Les lacaniens se distinguent par une réflexion permanente sur la position du psychanalyste qui va parfois jusqu’à l’obsession. Il serait plus avisé de suivre l’indication de Lacan de passer par la notion de l’acte psychanalytique. Quoiqu’il en soit, ce travail sur ce qui permet d’être analyste n’a pas été mené ailleurs de la même façon, les ipéistes consacrant leur sagacité clinique à décrire les problématiques psychiques des patients, y compris les modalités transférentielles, et beaucoup moins à théoriser la pratique. Enfin, il y a chez les lacaniens une « publicité », une insistance sur le caractère public de la psychanalyse, sur « la fonction qui lui revient en notre monde » répète souvent Lacan. Alors que les ipéistes quand ils vont dans le monde préfèrent l’abri des titres de médecin, à la rigueur de psychologues. C’est leur façon de « protéger » la psychanalyse des ingérences extérieures. Ce parti pris s’est encore manifesté récemment au Groupe de contact à propos de la législation sur le titre de psychothérapeute.
Leclaire est un des premiers explorateurs de cet espace entre divan et fauteuil, et un des premiers à en faire un livre. « De quelle oreille il convient d’écouter », c’est le titre de la première partie de Psychanalyser, écrit pendant l’année du séminaire « Logique du fantasme », donc juste avant le séminaire sur l’Acte psychanalytique.

IV. La singularité : comment on l’attrape

« Un voleur de comédie, outrageusement masqué, gants noirs et chapeau à large bord rabattus sur les yeux, brise la vitrine d’une galerie de peinture et se saisit d’un tableau qui représente la scène même qui se joue, un voleur, de noir vêtu qui brise la vitrine d’une galerie de peinture, avant de s’engouffrer dans la « traction noire » qui démarre en trombe selon la meilleure tradition des films du genre ; devant cette scène, le conteur, qui s’y représente dans un angle, affecte l’indifférence et, d’un geste lent, tire une cigarette d’un paquet rouge et blanc, des Craven « A » (p. 9).
Silence.

Que faites-vous d’une telle séquence  ?

Voici ce que (se) dit SL – ce qu’il nous en conte – que je paraphrase dans l’espoir d’en décoller un peu. Je signale au passage quelques questions, vous en trouverez d’autres.
Tout de suite il reconnaît un fantasme de type obsessionnel, non sans éprouver « un léger malaise dû à un sentiment de familiarité ». Bien que léger, ce malaise est reconnu, et non dénié par un mouvement de recul comme nous ferions pour nous assurer des habits du psychanalyste.
La forme de ce fantasme le confirme dans son diagnostic à propos de ce patient. Et d’associer sur d’autres formes typiques de fantasmes obsessionnels, moins inquiétantes et où l’on perçoit les fascinations tranquilles de l’enfance : l’affiche de La vache qui rit, celle du caviste des vins Nicolas, encore plus fort dans la démultiplication des images. Puis, parlant de démultiplication de l’image, vient l’évocation fascinante d’une disposition de l’espace où ce miracle se produit effectivement, celle par exemple celle de la brasserie Le Balzar à Paris, près de la Sorbonne : des miroirs se faisant face, à peine décalés, et renvoyant de ce fait à l’infini l’image répétée des dîneurs (pour l’analyste, l’heure du repas approche, signale SL !). Il se sort de cette fascination de la multiplication du même, de l’identité vertigineuse – et de son envie de sortir pour se restaurer – en faisant appel à la théorie : l’identification, qui s’associe au Stade du miroir. C’est-à-dire que viennent simultanément un point de théorie et le transfert à son auteur, Lacan, qui est aussi son analyste récemment quitté. SL irait volontiers fouiller dans les formulations qui lui restent du stade du miroir, mais l’évocation de Lacan a aussi réveillé le surmoi analytique : tu es là pour quoi ? pour entendre ce qui se dit, et qui se dit d’une certaine façon : à travers la séquence qui t’a été exposée.
Cette évocation lui permet de réagir à la glissade qu’il sentait s’amorcer vers une rêverie-réflexion personnelle (p. 10, §2) : il se remet « à l’écoute du désir inconscient », afin de « mettre en évidence, au-delà de la signification des paroles prononcées, l’ordre libidinal qu’elles manifestent ». Voilà donc le discours du patient rapatrié dans le cadre analytique. Ce retour au cadre induit aussi la remarque que le patient, en contant une fantaisie qui lui est venue au lieu de se plaindre comme à l’habitude de ses multiples mésaventures s’est (enfin ?) mis à jouer le jeu de l’analyse. Et puisque nous voilà revenus dans le cadre analytique, il faut encore gager que cette fantaisie est transférentielle, adressée à l’analyste, donc dans une intention. Une intention de séduction : là, je vais vous intéresser. Le psychanalyste n’a pas eu le temps de se réjouir que déjà il déchante et retombe dans la défiance (obsessionnelle, dirais-je !) : il joue le jeu, mais c’est pour mieux « m’avoir ».
Alors, voilà que le fauteuil commence à coller au siège (« Peut-on s’asseoir sans siéger ? » résumait un jour une collègue avisée). Pourquoi veut-il ainsi me neutraliser ? pour éviter la castration qui le menace, suite évidemment à certains désirs oedipiens. Il sait, comme tout le monde, que je suis à l’écoute de ses désirs. En me servant ce que j’attends, il montrera que ma curiosité est en réalité une séduction à son endroit, que moi aussi je cherche à « l’avoir ».
Notre analyste est content d’avoir retrouvé « les deux références majeures, l’Œdipe et la castration », mais que va-t-il en faire ? Côté patient, c’est toujours le silence. Alors, relance : « un « oui » évasif, plus interrogateur qu’approbateur » (p. 11, §3) qui est aussi un accusé de réception des paroles précédentes, le conte des Craven. Mais silence. Rien ne vient, que faire ? sûrement pas dénoncer l’intention séductrice. Mais quand même, dans le désarroi de ce silence, on y a pensé ! Je sais bien, mais quand même : dénoncer l’intention de séduction, ne serait-ce pas intervenir au niveau du transfert, comme il est prescrit, dans le cadre de ce qui apparaît du désir dans la séance ?
Et pourquoi cet analyste ne peut-il pas rester tranquille ? ajouterai-je. Parce qu’il a faim ? Qu’est-ce qui le sollicite et le mobilise ?
Le patient pendant ces réflexions continue son chemin que nous ignorons, et voilà qu’il persiste à jouer le jeu en associant sur le « rêve » lui-même, – comme le « oui » de l’analyste l’y incitait. Notre embarras, c’est une chose. Le fil des pensées du patient, c’en est une autre ! Heureusement que l’analyste n’a rien dit de plus que son « oui… ».
Le patient associe sur les « restes diurnes » pouvant avoir contribué à l’élaboration de sa saynète imaginaire. Il aurait aimé posséder un tableau vu dans une galerie, un Magritte, – pas si démodé donc, mais nos patients d’aujourd’hui n’en sont plus à acheter des tableaux de maîtres -, mais son analyse lui coûte trop cher. Il a imaginé le voler. Ou voler quelque chose chez l’analyste, casser peut-être ? « Puis il poursuit en silence ses évocations violentes » (p.12, §2).
Toujours vissé dans son fauteuil professionnel, l’analyste se réjouit professionnellement de cet aveu de motions transférentielles hostiles. Et plus encore de voir le patient confirmer une séquence classique : frustration, agression, régression. Content de pouvoir se dire que l’apparition de cette séquence « confirme qu’il a bien fait ce qu’il fallait », il peut maintenant attendre l’apparition de l’archaïque.
Mais d’une part, l’impulsion d’agir dans le transfert reste présente. D’autre part, les associations de l’analysant sur sa rêverie éveillée ont remis en route chez l’analyste la machine associative que la fascination des images avait endormie. Lui reviennent les rages enfantines du patient lorsqu’il ne pouvait se saisir des objets paternels. Ainsi qu’un jeu de mot qui garantit l’évocation « clairement oedipienne » : le nom de la galerie de peinture, Iolas, en verlan devient Laïos. Résultat : intervention. L’analyste souligne l’existence de pulsions agressives dirigées contre le père-analyste, « exprimées et tues », ne manque-t-il pas de préciser. Et d’ajouter : « que s’agissait-il donc de prendre ? ».
Cette interprétation, – qui porte sur l’objet – semble théoriquement irréprochable. Pourtant, Leclaire dit que ce n’en est pas une. Pourquoi exactement ? autre thème de discussion. Ce qui permet de qualifier cette intervention de mal venue n’est pas l’agressivité qu’elle déclenche, même si elle prend la forme du mépris – peu surprenante chez un obsessionnel. L’interprétation est malvenue parce que ce n’en est pas une. D’une part, elle est « téléphonée » : chacun ne connaît que trop la réponse, qui figure dans la vulgate analytique. Quant à la colère de l’analysant, elle montre évidemment qu’un point sensible a été touché, mais rien ne permet de « préciser la nature de ce point sensible » (p. 15, §2) au-delà d’une vérité générale (la haine, la castration). L’analyste avec sa question téléphonée a raté la singularité du patient, il a joué à l’analyste aux prises avec le patient quelconque, qui n’existe nulle part. Le patient a mal supporté d’être réduit au cas général, il se venge.
Heureusement, dans sa juste colère contre le psychanalyste et la psychanalyse, le patient a associé sur le « tableau », voile escamotant l’objet en question et la question même de l’objet. « Passé le moment d’humeur qu’il est censé ne pas éprouver », l’analyste se raccroche à ce tableau qui surnage au milieu des imprécations et qui, lui, renvoie directement à la rêverie du patient. Il interroge sur le tableau, permettant au patient entraîné par sa colère de retrouver la voie de ses associations : il va décrire le tableau qu’il n’avait désigné auparavant que par son auteur, Magritte, et son sujet principal : un corps de femme.
Nous sommes à la p. 16, et le paragraphe du milieu de page dans sa précision et sa finesse me paraît impossible à paraphraser. Je vous y renvoie. On y apprend que le tableau décrit par le patient est en réalité une chimère – assemblage d’emprunts à des éléments disparates de sa culture. Cette déconstruction est-elle essentielle au travail d’analyse ? qui s’est aperçu du caractère chimérique de l’objet ? l’analysant, ou l’analyste ? Si c’est l’analyste, saluons sa culture, mais a-t-il fait part de ses doutes au patient ? L’histoire ne le dit pas.
L’important est la conclusion qu’en tire Leclaire : une image forte, qui mènera vers la suite. « Avec cette fenêtre qui donne sur la mer, découpée dans une femme-monument ou prison, l’analyse s’ouvre sur la dimension de la vérité singulière » (p. 16, §3). S’ouvre seulement. Ce n’est donc pas le moment de stériliser le mouvement en arrêtant le patient sur cette image forte ou en la commentant d’aucune manière. Elle est à lui. Ne pas se saisir d’un effet de vérité. Au contraire, poursuit Leclaire, « il faut maintenant la suivre [cette vérité singulière] dans les méandres inattendus de ses détours ». C’est-à-dire ? Plutôt que de retrouver une fois de plus et sans autre médiation le couple effraction-castration et l’angoisse qu’il évoque, trouver en se guidant sur cette image forte les liens entre le texte de la fantaisie, certains éléments de l’histoire du patient, à une association près, et les données du transfert déjà signalées. Par exemple, le bris de glace évoque un épisode de l’histoire : l’enfant s’était profondément entaillé en tombant sur les châssis d’une serre. Suivent des évocations d’architectures (solides !) avec leurs fenêtres bien régulières, qui conduiront à l’évocation d’une photo d’un paysage vu en vacances où réapparaît de façon tout à fait inattendue, accolée à un monument, le signifiant Cravant (= Craven+ A). Ce qui rappelle à l’analyste que l’analysant avait coutume de dire à propos de ce qui le faisait éclater de rire : « C’est crevant », associant à chaque fois sur d’autres situations « crevantes », « où le terme inconscient se dévoile, inattendu, suscitant le rire à la limite de l’angoisse » (p. 17).
Il convenait de se taire aussi longtemps que la source associative « donnait », aussi longtemps que venait du « matériel » susceptible de converger, même si la convergence n’était pas évidente sur le moment. C’est le point de cette convergence qui est à trouver. Percevoir au fil des séances que l’analysant reste sur un même filon, dans un même mouvement, c’est affaire de tact, – où l’on retrouve l’incommensurable de la pratique psychanalytique. Mais qu’appelle-t-on tact en psychanalyse ? Autre thème de cartel … Ce tact sans lequel il n’y a pas de « technique » en grande partie s’apprend : dans les contrôles, dans les échanges entre analystes, en constatant nos bourdes. Il s’apprend, car l’analyse personnelle ne laisse que rarement des souvenirs précis sur les lentes émergences de la pulsion.
Il est tout aussi impératif de ne pas louper le moment ni le ton de l’interprétation. Leclaire écrit : « À crever », « deux mots lancés comme un écho, qui vont toucher le patient au plus vif, dévoilant l’espace d’un instant le plus secret de son intention inconsciente de défoncer, « crever », le corps maternel. Sous cette forme, la généralité du mouvement agressif déjà repéré dans sa relative indifférence (indifférenciation ?) se trouve spécifié (sic) de la façon la plus singulière comme une intention d’effraction violente, voire destructrice, de l’espace qui s’ordonne autour de l’inaccessible trésor qu’il est censé receler » (p. 17/18).
« L’espace qui s’ordonne autour de l’inaccessible trésor » : voilà donc une autre raison pourquoi interroger sur l’objet était une erreur. Le fantasme est mouvement vers l’objet, non prise de possession (« avoir »). Et la singularité se trouve là aussi : dans ce mouvement vers, historiquement tracé et déterminé, mais qui n’atteint pas son objet, qui modifie seulement l’espace orienté par l’intouchable.
Certes, bien d’autres interrogations sont encore possibles sur ce qu’un analyste peut faire de cette séquence imaginée, ou d’autres …

L’analyse de la fantaisie des Craven A met en évidence une modalité du travail de la psychanalyse qu’on pourrait qualifier aujourd’hui de classique, du moins en version lacanienne. Votre travail depuis les années sur la jouissance s’est placé sous le signe de problématiques subjectives pour lesquelles cette forme de psychanalyse ne paraît pas appropriée. Dans quelle mesure la manière Leclaire vous paraît-elle pour autant périmée ? sur quels points précis les pratiques portant sur la jouissance et non sur le signifiant s’en distinguent-elles ?

Pour introduire une variante, je vous propose un traitement de rêve assez différent (?) que j’ai trouvé sous la plume d’un collègue de Nancy, Norbert Bon. Il figure sur le site de l’ALI, freud-lacan.com. Je le cite textuellement.

Interprétation d’un rêve

Norbert Bon – 28/04/2004

« Freud considérait le rêve comme la voie royale d’accès à l’inconscient. Mais c’est surtout une voie royale pour l’analyste avec la visée de connaissance qui était alors celle du fondateur de la psychanalyse et qui lui a permis de dégager les lois d’organisation et de fonctionnement de l’inconscient, qui se trouvent être précisément celles du langage. Aujourd’hui, en se plaçant moins dans un souci d’investigation que dans celui de la cure, la plupart des analystes ne procèdent plus à l’analyse exhaustive d’un rêve dans toutes ses surdéterminations, en faisant associer systématiquement sur chaque élément du rêve. Ils le considèrent plus comme une pièce dans le discours de l’analysant et, parmi les nombreuses significations possibles, s’attachent à celle qui donne à un désir infantile valeur actuelle dans le transfert. Pour ce faire, l’analyste se laisse guider dans ses interventions par le signifiant dans sa polysémie, ses trébuchements, ses insistances. En voici un exemple, il s’agit du rêve d’un homme d’une trentaine d’années : « j’ai rêvé que j’étais en voiture avec vous, c’est vous qui conduisiez et, d’un seul coup, vous faisiez un écart pour éviter quelque chose par terre, sur la route… je ne sais pas quoi… un caillou peut-être, mais je ne suis pas sûr ».
C’est là ce que l’on appelle un rêve de transfert, il met en scène l’analyste et renseigne sur l’état du transfert à son égard, les voyages en train, en voiture, étant, en outre, propices, note Freud, à figurer le parcours analytique. Le sentiment qui domine dans les associations spontanées est celui de la maîtrise, la virtuosité, avec laquelle l’analyste a évité cette chose qui laisse néanmoins l’analysant perplexe : il voit nettement l’écart, l’embardée, il pourrait en dessiner le schéma, mais à plusieurs reprises, au cours de la séance, il y revient pour se demander quelle pouvait bien être cette chose sur le sol. Il est clair que cet objet manquant dans l’image désigne le lieu d’un signifiant refoulé. Alors, parmi d’autres considérations, lui revient ce poème de Victor Hugo, que son père aimait à lui dire, « Mon père, ce héros au sourire si doux », avec cette scène où, croisant sur le bord d’un fossé « un Espagnol de l’armée en déroute » qui lui réclame « à boire par pitié », le père dit au fils de lui donner à boire, mais l’ennemi traîtreusement vise le père si bien que « le coup passa si près que le cheval fit un écart (sic)[5] et le chapeau tomba ». Suit cette réplique magnanime : « donne lui tout de même à boire, dit mon père ». Et soudain, vient à l’analysant l’idée que cette chose-là, par terre : « voilà, c’était un chapeau ! » Et l’analyste de ponctuer : « Chapeau ! » L’analysant se souvient alors que quelques séances auparavant, l’analyste lui avait fait une interprétation en forme de trait d’esprit qu’il avait trouvée formidable, tout à fait juste, un travail de virtuose et qu’il avait pensé « chapeau ! » Mais pour tout dire, en même temps, comme dans le rêve, un peu casse-cou ! Somme toute : « bravo, mais si vous n’aviez pas conduit comme un fou, on n’aurait pas risqué de se casser la figure ». S’ensuit l’évocation d’un souvenir d’enfance où, en voiture avec son père, ils avaient failli avoir un accident, mais celui-ci avait rattrapé in extremis un dérapage dans un virage. « On a eu chaud », avait dit le père ! “J’étais prêt à attraper le volant », avait déclaré péremptoirement le fils, pour s’entendre répondre : « Malheureux, ne fais jamais ça ! » Puis vinrent d’autres souvenirs en rapport avec des doutes informulés sur la conduite du père. À partir de là purent être exprimés les sentiments hostiles et l’ambivalence envers ce père idéalisé et s’ensuivre, dans sa vie actuelle, certains effets de dégagement d’une position de soumission et de quête d’amour à l’égard des figures de l’autorité.
L’intervention de l’analyste est, dans ce cas, des plus concises. Elle s’appuie sur une indication du rêve : « ici, manque un objet ». Indication qui, à suivre la théorie freudienne du travail du rêve comme mise en image d’un énoncé, équivaut à : « ici, un signifiant a été refoulé ». L’intervention consiste à retourner au rêveur ce signifiant lorsqu’il apparaît dans les associations, en le soulignant, sans préjuger de la signification qu’il prendra parmi les différents possibles du côté métaphorique ou métonymique, ni de ses effets littéraux, en faisant confiance à la logique du signifiant qui est celle de l’inconscient, pour nous conduire dans lalangue où le sujet est pris. Ainsi peut lui en revenir, dans toute son équivoque, ce coup de chapeau au père. L’efficace de l’intervention tient évidemment à ce que, au même moment, dans le transfert, ce chapeau, l’analyste le porte.

 

[1] Rédaction développée d’une intervention faite lors de l’après-midi sur Leclaire et le rêve.
[2] À ce moment, Dany Cretin-Maïtenaz rappelle opportunément l’existence du « journal de l’analyse de l’homme aux rats », les notes prises par Freud à la suite des 7 premières séances. À ma connaissance, leur publication française ne date que de 1974, donc six ans après le livre de SL.
[3] Je souligne cette relativité : non, il n’est pas vrai qu’une psychanalyse garantisse contre les projections. D’ailleurs, le problème n’est pas là. L’interprétation projective peut aussi tomber juste et produire ses effets. L’analyse personnelle et la formation devraient principalement rendre l’analyste sensible aux phénomènes transférentiels.
[4] Remarque faite aussi par Monique Tricot
[5] « Le coup passa si près que le chapeau tomba
Et que le cheval fit un écart en arrière ».

Victor Hugo La légende des siècles, Ch. XLIX Le temps présent. Titre du poème : Après la bataille, 18 juin 1850 !

Serge Leclaire, les psychoses et la question de la lettre. 

Guy Dana

1    Je voudrais saluer tout d’abord le travail très conséquent de Monique Tricot et de Dominique Corre qui en quelques pages écrivent beaucoup de choses pertinentes sur les grandes avancées de Serge Leclaire.
Je crois pour ma part que revient comme un leit motiv dans son travail que la psychanalyse et une discipline du conflit et de la contradiction[1] et pas seulement, ce serait l’axe freudien, du fait de la sexualité humaine mais aussi parce qu’en tant que parlêtres, néologisme de Lacan que Leclaire salue au passage, le langage au-delà de sa valeur de communication s’offre comme une expérience.
L’expérience de ce monde qu’est le langage permet par exemple à la poésie  de nous affecter mais permet aussi de rencontrer des impasses, des butées, des arrêtes indépassables, l’os que le langage recèle, la structure en somme quand elle rencontre inadéquation et incomplétude.
Pour SL, l’incomplétude de l’Autre qui pourtant est le lieu du code ou encore le lieu où se constitue tout message peut se comprendre par la caractéristique qu’il n’y a pas de signifiant pour le désigner. Mais la contrainte d’avoir à faire à l’absence de réponse ultime est en concurrence avec la recherche symptomatique d’une complétude sous quelque forme qu’elle apparaisse.

En fait c’est de ne pas réussir à habiter le monde de la parole et du langage à cause des obstacles rencontrés, à cause du ou des réels qui le traversent que naît la souffrance humaine.

Qu’est-ce que l’inconscient, peut-on établir des dynamiques inconscientes distinctes s’agissant des hommes ou des femmes,(question traitée maintes fois et en particulier dans On tue un enfant) qu’est-ce que le corps érogène,(Psychanalyser ; séminaire de Vincennes)  ou encore comment tenir sa place de psychanalyste sont les grandes questions que Serge Leclaire aura constamment traversé sans compter une théorie originale de la lettre qui s’inscrit, ou qui s’est construite autour de l’intuition d’un système immunologique ou parent, métaphore de l’immunologie qui concerne la façon dont l’infans le reçoit le langage.
Enfin il y a une préoccupation constante sur la question du tiers depuis sa thèse sur les psychoses jusqu’à l’instance tierce en passant et je vais commencer par là, par le rôle qu’a pu jouer Ruth Mac Brunswick dans l’analyse seconde de l’Homme aux Loups, analyse à laquelle SL consacre de nombreux travaux. Mais il insiste sur ce rôle de médiatrice de Ruth entre l’Homme aux Loups et Freud.
Serge Leclaire souligne qu’en précipitant la fin de l’analyse et surtout en organisant une collecte d’argent, Freud n’a pas permis à ce patient d’élaborer son complexe de castration[2].
Je vous propose donc une succincte mise en perspective de ce que dit Serge Leclaire, propos ou écrits qui sont toujours en relation étroite avec Freud et Lacan

2      Commençons par cette formule sur laquelle à juste titre Monique T. s’interroge, la question de la socialisation de l’inconscient[3].
C’est plus important qu’il n’y parait. Lacan, lui, a pu dire, c’est une formule voisine, que l’inconscient c’est le social ! (Cette phrase lui est attribuée mais à ma connaissance elle n’apparaît dans aucun écrit)
On devrait rajouter : c’est le social advenu !
Autrement dit, qu’il y ait du social est comme la preuve de l’inconscient.
Et par antiphrase, travailler sur le lien social renvoie en premier lieu vers les psychoses, là où précisément la dynamique de l’inconscient est en souffrance, ne permettant pas au lien social de s’épanouir.

Qu’il y ait du social évoque en ligne directe le mythe du meurtre du père primitif,
Ce père jouisseur qui avait tous les droits, toutes les femmes et tous les pouvoirs…
L’évènement du meurtre fait passer en quelque sorte le père à l’inconscient, crée l’inconscient à partir du père mort et, dans ce mouvement, déplace la sauvagerie pulsionnelle, bref, ce qu’inventent alors les humains c’est… précisément, le lien social, le partage, en particulier des femmes, ou encore un vivre ensemble, bref, la démocratie !
Le mythe dit Lacan donne une forme épique à la structure, thème maintes fois exploré par Serge Leclaire en particulier dans Le pays de l’Autre[4].

Autrement dit la formule de Leclaire sur la socialisation de l’inconscient veut témoigner que du lien social est à l’œuvre, ou encore, que les œuvres que les humains accomplissent au sens le plus large, ce que Freud résume avec le terme de durcharbeit ou encore de Kulturarbeit, Travail dans la culture, tout cela témoigne d’un phénomène secondaire, d’un après-coup ; cela témoigne aussi de ce que le conflit psychique, considéré ici dans son essentialité, entre conscient et inconscient, est la condition pour qu’une transformation advienne, pour qu’une inscription advienne, pour qu’une écriture advienne (cesse de ne pas s’écrire, dit Lacan), pour que du lien social advienne !
Cette essentialité de la division entre conscient et inconscient renvoie au refoulement originaire, forme emblématique de la structure évoquée plus haut. Pour Serge Leclaire, le refoulement est lié à un processus de fixation, processus bien détaillé, dans le texte de Dominique Corre comme processus de fiction.

Le RO, c’est une négativité première qui ouvre à l’énigme, au questionnement, au transfert, qui donc permet le transfert. Le refoulement originaire, c’est aussi le préalable à du lien social et là se situe la blessure psychotique. Avec la clinique des psychoses, l’inconscient est à ciel ouvert, comme le dit Freud. Les mots collent au corps, comme le dit Leclaire.
Autrement dit, cette négativité, cette soustraction que représente le RO est un acquis essentiel qui rend possible une relation à l’inconnu, surtout devrait-on souligner à l’inconnu en soi, ce qui d’une part laisse ouverte la question de l’origine et d’autre part, fonde l’espace littéral, espace qui se construit concomitamment au refoulement originaire. La lettre s’inscrit dans cet espace littéral, entre corps et langage.
Avec les psychoses, cet espace se constitue avec difficulté, ou pas ; il manque une clôture qui aurait permis que la relation à l’inconnu ne  devienne pas insupportable. Désormais elle est promptement occupée par le délire qui comme le dit Lacan est aussi un objet. Il se loge dans l’intervalle de tout inconnu.

Outre l’inconnu en soi, la psychanalyse fait découvrir plusieurs occurrences où insiste l’absence de représentation, des figures du vide en un sens. Mais ce qui va constituer un des enjeux majeurs du mouvement de l’analyse, c’est de faire en sorte que ces figures du vide, ces réels pour le dire autrement, soient apprivoisés, soient propices à faire naître un supplément de savoir, remettent en route la psyché.
Ces figures du vide évoquent le jeu du taquin où le vide d’une case permet le mouvement : Serge Leclaire en parle à propos de Justin, un des personnages dans On tue un enfant : un palet de plomb occupe cette case vide, ce qui du coup fascine Justin[5] !
Cela  montre, soit dit en passant, que la psychanalyse a grandement affaire avec un espace psychique libéré !
Freud écrit que le but de l’analyse n’est pas d’éviter les réactions morbides mais permet de se décider pour ceci ou pour cela (note de bas de page dans le Moi et le Ça[6]), ce qui suppose en effet d’avoir libéré de la place, de l’espace !

3      Une de ces figures du vide ou plus exactement de cet écart  qui aura occupé Leclaire est celle du tiers absent, qu’il convient de ne pas ignorer, en particulier dit–il dans cet espace du transfert où la place doit être faite pour différencier et tolérer je, tu, et il.

Sortir du binaire et faire participer un tiers, ce Il, dont « l’absence précisément insiste à faire de sa place, une place tierce »[7] ! Telle est la tâche du psychanalyste.
Car ce que dit Leclaire dans le texte écrit en hommage à François Perrier, Demeures de l’ailleurs[8] « c’est que le mal qui a gagné ce siècle et qui laisse la première personne en souffrance tient à ce que la place nécessairement vide d’où procède la fonction symbolique de la troisième personne a été largement investie par de multiples personnes secondes qui se plaisent ou jouissent à l’occuper ».

Occupant ou ignorant la place vide se trouve la psychologie ou toute position de savoir, toute position experte ! C’est ce que dénonce Serge Leclaire.

À l’inverse, le projet d’une analyse est de faire passer le savoir du côté du patient d’une part, et d’autre part de permettre que puissent se supporter ces figures du vide, de les incorporer, de les introjecter, de les faire participer au mouvement psychique. Tâche particulièrement délicate avec les psychoses car il faut inventer les modalités de cette introjection qui n’a pas eu lieu ou qui reste incertaine. Car il n’y a pas d’autre guérison analytique que l’introjection de la méthode elle-même, à partir de la règle fondamentale et de l’association libre. Ce n’est pas le lieu aujourd’hui de développer ce dernier point que je vous livre, et que m’inspire la lecture des textes de Serge Leclaire.

4.     A quoi concourt le travail de la lettre, qui maintient un écart avec le lieu corporel d’une jouissance. C’est le thème de cet après-midi de travail, mais il faut relever que cet ordre de la littéralité est très lié à ce qui de l’inconscient peut se lire, jusqu’au refoulement originaire dont SL pensait qu’il ne constituait pas une cloison étanche.

La psychose[9], c’est un échec de la lettre anticorps, un échec de cet effet gond qu’elle réalise entre ouverture et fermeture, un échec du semblant qui soutient le désir, qui protège de la jouissance telle que la définit Lacan. C’est ce qui chez Serge Leclaire va donner son assise à un modèle immunologique de l’inconscient.

Ce qu’il commente, c’est que le sens est assuré par un halo d’anticorps autour des mots de l’autre.
Une mère qui parle de façon monocorde à son enfant, une mère qui pour x raisons est déprimée, va se trouver hostile malgré elle car elle  ne permet plus à l’enfant de distinguer dans les mots qu’elle utilise les modulations qui symbolisent ses intérêts à elle, la mère, dans la vie.
Il faut donc que cette fonction de l’adresse ne soit pas elle-même dégradée, pour que l’enfant produise les anticorps nécessaires à l’entendement. Si l’adresse est dégradée, il y a alors chute de l’écart, ruine de la lettre.
Les mots alors tombent, s’abattent littéralement sur le corps !

L’exemple d’Angèle

Je voudrais illustrer ce que dit SL avec son idée d’un modèle immunologique de l’inconscient avec ce qui s’est construit dans la cure d’Angèle.
Pour SL, il y a une opération complexe de domestication des mots, qui sont comme chacun le sait apportés à l’infans par les autres et par une mère en particulier ; en ce sens, il ne peut pas y avoir une simple appropriation ou une simple acquisition du langage. Le modèle cognitiviste est ici remis en question par SL, qui plaide pour une assimilation positive et négative, intégration mais aussi et surtout rejet, oubli, transformation, création, pour rendre compte de la façon dont le langage s’acquiert. Ceci ne se joue pas seulement au stade de l’infans, mais chez l’enfant en général ; le système « immunologique » essaye de donner sens aux avatars qui peuvent se rencontrer. En quelque sorte le mot, dit SL, arrive comme un corps étranger bien qu’étant infiniment familier et ce corps étranger, comme n’importe quel virus, entraîne la production d’anticorps qui tendent aussi bien à l’assimiler qu’à le rejeter. Voilà pourquoi, le langage, son acquisition comme aussi le monde qu’il ouvre est une expérience.
Les anticorps produits par les mots de l’autre ne s’éliminent jamais dit Serge Leclaire.
Cela me fait penser à deux choses qui ne s’éliminent jamais selon Freud :
En premier lieu une intervention prématurée, alors que le patient est en train d’élaborer ; cela produit, dit Freud un effroi indéracinable[10] !
Mais en second lieu, les mots prononcés par l’analyste s’inscrivent eux aussi à jamais, ce qui fait du transfert un espace où la résonance de ce qui se dit comme de ce qui ne se dit pas est décuplée.

……………

Ce sont ces restes, qu’on a l’habitude de ne pas prendre en compte, qui constituent la clé de voûte de l’identité réelle du sujet, dit Leclaire.
Chaque mot acquis serait ainsi entouré d’une constellation latente d’anticorps, mots secrets de l’enfance, véritable langue originelle trop souvent oubliée qui ne se retrouve qu’en échappant au bon sens des mots codés :

PODELAPINPO, PODELAPINPO …………………

Angèle s’est souvenue de ce syntagme, car comment appeler cette série phonématique ?
Enfant, très tôt son père la faisait descendre dans une cave où probablement étaient entreposées mille et une choses dont du bon vin, de bonnes bouteilles que son père lui demandait de remonter.
Ma salle d’attente se trouve en contrebas du niveau du cabinet, il faut descendre quelques marches, ce qui pour certains patients donne l’impression d’une descente aux enfers…
Je dis à ceux qui me le font remarquer en forçant un trait d’humour, qu’ils ne peuvent que remonter…
C’est probablement la similitude des lieux, similitude portée par le langage, qui aura permis à cette réminiscence de refaire surface dans la cure analytique d’Angèle, mais il aura fallu la situation analytique pour qu’elle discerne, qu’elle entende enfin qu’il s’agissait des peauciers de cette région de la Champagne qui haranguaient les habitants des campagnes pour qu’ils livrent leurs peaux, leurs peaux de lapin !
S’agissait-il avec cette barricade, ce syntagme depuis longtemps tenu secret, d’un anticorps tel que SL en fait la promotion ? il est vrai que pour Angèle la fonction clivante, pour reprendre une expression utilisée aussi par Serge Leclaire, semble manquée, tout au moins relativement. Mais… je n’étais pas au bout de mes surprises, car un certain temps après, Angèle me livra la difficulté pour elle de toute échéance, de toute césure en quelque sorte, et particulièrement les affres que représentait pour elle la période des impôts depuis qu’elle avait repris, fille unique qu’elle était, l’exploitation viticole de ses parents, décédés tous deux depuis longtemps.
Je crus reconnaître avec le mot impôt une vieille connaissance de notre travail sur le syntagme podelapimpo et je le lui suggèrai alors, trouvaille qui tient peut-être à cette écoute flottante au bord du préconscient à laquelle nous invite Freud, je lui suggère de venir faire ses déclarations d’impôts dans la salle d’attente, espérant ainsi, à la faveur de l’amour de transfert (qui ne l’oublions pas est d’abord l’amour du symbolique !), espérant amadouer tout autant ce franchissement impossible que la peur qu’elle a toujours eu de descendre dans les caves, peur qui lui avait fait construire de façon défensive ce vocable resté pendant longtemps non discerné, anticorps peut-être à l’égard des mots du père. Mais quand Freud nous dit que le transfert est une situation artificielle, qu’il reproduit pendant un temps ce détour d’une névrose dite de transfert ; et quand Lacan, lui, nous dit que in fine l’Autre n’existe pas, la question qui se pose est de savoir si ce système immunologique dont parle SL est en quelque sorte pérenne ou si à la faveur de l’analyse, il peut être corrigé. Ici, je reprends le terme utilisé par Freud, qui évoque une correction après-coup du refoulement, sans préciser si ce qu’il s’agit  de corriger est le refoulement originaire proprement dit (Analyse terminée, analyse interminable, Résultats, idées, problèmes II).
Ce qui est certain, c’est que le refoulement primaire est défaillant dans la psychose et que les mots alors collent au corps car rien ne vient les… séparer, les considérer pourrait-on dire, les accueillir, marquer un  temps avant de leur donner du sens ; manque l’effet de seuil, et rien n’arrête l’intrusion !
« Ceci n’est pas une pipe » écrit Magritte pour souligner l’écart entre l’effet sonore – ou visuel – des mots, leur effet chose en quelque sorte, et les mots dans leur valeur d’usage, là où ces mots cherchent le lien social. Ce que dit Leclaire, c’est qu’entre le monde des choses et le monde des mots, il faut l’interposition de ce système immunologique en dehors duquel les représentations de choses collent au corps, n’arrivent pas à s’en déprendre. Le fond de cette question est évidemment en ligne directe de ce que dit Freud dans son travail métapsychologique sur l’inconscient.
Il arrive à Angèle des périodes où elle ne décolle pas du lit ; elle a besoin de se recroqueviller, de retrouver le monde des choses ; elle ne peut affronter le monde des mots. C’est trop d’efforts pour elle. C’est en reconnaissant la prégnance de ce réel qui insiste en elle, et en lui suggérant ce mouvement auquel le parlêtre est astreint de s’arracher aux choses pour aller vers les mots qu’Angèle a pu trouver à s’orienter ; elle va mieux, non sans utiliser ma salle d’attente pour faire ses impôts !

Pour conclure, on ne peut qu’être frappés, s’agissant de l’usage théorique que fait Serge Leclaire de la lettre, par son style d’écriture. En effet, il y a probablement un style chez Serge Leclaire qui soigne particulièrement le détail, l’esthétique des mots eux-mêmes au point qu’il faille parfois plusieurs lectures du même texte pour franchir sa beauté, l’effet tout au moins, de la phrase. Cette mise à distance de l’Autre pourrait faire penser, c’est une hypothèse qui sied à notre conclusion, à un système immunitaire particulièrement développé chez lui. Pour se protéger de l’intrusion ?

Guy Dana – Juin 2009

[1] Serge Leclaire : Une discipline du conflit et de la contradiction (1991) Ecrits pour la psychanalyse II SEUIL/ARCANES
[2] Serge Leclaire : A propos de l’épisode psychotique de «  l’homme aux loups » (1958) Ecrits pour la psychanalyse II, 123-146 SEUIL/ARCANES
[3] Serge Leclaire : La question de la socialisation de l’inconscient, entretien avec Julien Bigras, Ecrits pour la psychanalyse,tome II, p 171-190, Seuil/Arcanes
[4] Serge Leclaire : Le pays de l’Autre, SEUIL
[5] Serge Leclaire : On tue un enfant,  SEUIL
[6] Sigmund Freud : Le Moi et le Ça, Payot, p,294
[7] Serge Leclaire : La psychose est-elle une maladie auto-immune (1994) Ecrits pour la psychanalyse II p, 193 SEUIL/ARCANES
[8] Serge Leclaire : Demeures de l’ailleurs, revue TOPIQUE numéro spécial, hommage à François Perrier
[9] Serge Leclaire : La psychose serait-elle une maladie auto-immune (1994) Ecrits pour la psychanalyse II SEUIL/ARCANES
[10] Sigmund Freud : Le début du traitement, La technique psychanalytique, p, 100 P.U.F