Monique TRICOT
L’écriture du rêve

Mercredi 20 mars 2010

L’écriture du rêve

        1. Le visiteur, le veilleur, les deux gardiens, sans oublier l’entrepreneur et le capitaliste

Mon argument avait annoncé le visiteur. Pour introduire mon propos j’y adjoindrais le veilleur, les deux gardiens, sans oublier évidemment les deux maitres d’ouvrage bien connus : l’entrepreneur et le capitaliste. Ceci pour partager avec vous une remarque qui me venait en retraversant ça et là la Traumdeutung c’est que Freud pour théoriser le rêve en vient parfois à emprunter à celui ci des procédés de figuration conformes à l’écriture même du rêve, j’en veux pour témoin les différents comparses que je viens de vous citer. Me saisissant de ces différentes métaphores, je décidais de les coucher sur le papier. Bien ou mal m’en a pris car cela commença par un lapsus et continua par un rêve, j’écrivis donc à mon insu « Le sommeil est le gardien du rêve ». Comme si je n’avais jamais lu Freud qui n’en démord pas et tient à le signifier à moult reprises, même si les formules varient quelque peu, on revient toujours à celle-ci : « Le rêve est le gardien du sommeil. » Avec ses variantes : on rêve parce que l’on veut dormir, pour ne pas être obligé de se réveiller, le rêve a une seule intention utilitaire prévenir la perturbation du sommeil, le rêve peut être décrit comme une part de Fantasie au service de la conservation du sommeil, ou celle ci qui suscite particulièrement mon intérêt car elle introduit comme tel le désir : le désir de dormir est une des forces formatrices du rêve. J’ai bien quelque idée sur mon lapsus d’écriture, il dit évidemment que la formule freudienne ne me convient qu’à moitié. Car si le rêve est pour Freud la voie royale, cette voie royale est pour moi particulièrement liée à la psychanalyse comme pratique de réveil. Alors gardien du sommeil et intention utilitaire, peu me chaut. Comme bien souvent c’est Lacan qui est venu au secours de mon embarras, Lacan qui fait remarquer que la puissance du rêve chez l’être parlant fait d’une fonction corporelle un désir, fait un désir de ce qui est un rythme… et d’attribuer à l’Imaginaire cette prévalence donnée à un besoin du corps prévalence que Freud lui réfère au désir préconscient. Gardé par le rêve, le sommeil est comme le support où celui ci s’écrit, l’enveloppe où ce texte vient se glisser. L’espace protecteur offert au désir Ics puisque coupé de la motricité, de la perception et du lien aux petits autres, ce désir Ics ne peut que se re-présenter.
Dans la nuit qui suivit ce lapsus d’écriture le visiteur frappa à ma porte m’apportant un rêve venant confirmer le bien fondé de la proposition freudienne. Rêve compliqué, en plusieurs épisodes dont certains éléments restent encore pour moi énigmatiques, mais dans lequel dominait le fait que je dois partir et que toutes sortes d’éléments m’en empêchent. Mes bagages ont disparu et je ne peux empaqueter mes affaires ou mes effets, formule désuète qu’affectionnait ma mère, mais n’est ce pas, aussi bien, mes effets, comme on dit effets de manche ; puis l’amie d’enfance dont je garde le petit-fils ne revient pas, et je ne peux laisser cet enfant. Enfin, dernier élément du rêve, le plus énigmatique : je tiens en laisse trois serpents dont deux rouges. Ils s’intriquent les uns aux autres, ils s’intriquent sous forme de tresses. Et je ne peux partir tant qu’ils sont dans cet état. Cette nuit-là, contrairement au précédentes, je dormis longtemps et tout d’une traite, comme si toute la mise en scène du rêve et ces trois bonnes raisons de ne pas partir tenaient simplement au désir de le faire durer, ce rêve, d’en faire le gardien de mon sommeil.

Au moment du réveil, « ce court moment où on change de rideau », dit Lacan, c’est l’énigme des serpents qui me revient. Et je me dis de suite qu’il aurait suffi que je les noue de façon borroméenne, pour en trouver la solution, la tresse n’est elle pas en effet au principe du nœud borroméen. Une solution, allusion probable au rêve de l’Injection faite à Irma, une solution qui ici qui se dit RSI et emprunte l’écriture du nœud, solution non négligeable pour sortir de l’imaginaire du gardien, du veilleur ou autres comparses du début de l’écriture de mon texte. J’y entends une sorte de mise en demeure, pour penser l’écriture du rêve il faut, selon une formule de Lacan qui ne porte pas particulièrement sur le rêve « se soumettre à la triplicité du nœud dont vous êtes le patient », pas se contenter de l’idée que le rêve figure le symbolique mais au-delà du sens tenter de penser cette écriture comme mise en jeu du réel. En attendant, dans les images de mon rêve il y a ces serpents tenus en laisse, noués en tresse, image cocasse où l’hystérie se pointe comme déjà dans les fameux « effets », le discours hystérique à la rescousse du discours analytique : pas un gentil toutou que je promènerais pour le plaisir, pas non plus un boa autour du cou mais trois serpents en laisse, le rêve y va fort ! d’autant qu’ au delà de cette petite mise en scène, résonne à mon oreille « Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur nos têtes ? » Quelle folie nous guette à remuer les enfers à défaut de fléchir les cieux !…

N’est-ce pas ce qui suscite à Freud, dans L’Abrégé cette affirmation étonnante : « Le rêve est une psychose, une psychose de courte durée. » Étrange affirmation car nous savons bien que quand nous rêvons, nous ne sommes pas fous. Par contre, quand un des trois ronds du nœud borroméen se détache, les deux autres ne tiennent plus « et alors vous êtes fou », nous dit Lacan. Mieux vaut donc les tresser ou les nouer. Mais le rêve n’est pas folie… et nous trouvons même sous dans la Traumdeutung de très jolies métaphores pour distinguer le rêve de la psychose, ces métaphores où j’ai rencontré le gardien et le veilleur : « Pendant la nuit, le veilleur censeur s’en va dormir (ce veilleur censeur il le nomme aussi le gardien de notre santé mentale). Alors les impulsions venant de l’inconscient peuvent s’ébattre sur la scène (la dernière traduction parue tout récemment dit gambade). » Le rêve, ça joue et ça jouit en même temps que ça travaille, et, finit Freud : « L’état de sommeil assure la sécurité de la forteresse. » Le sommeil serait donc aussi le gardien du rêve comme l’écrivait mon lapsus. Mais, dans la psychose, écrit-il, « le veilleur est terrassé… », son propos devient alors beaucoup moins clair, nous pourrions néanmoins en retenir l’idée qu’en l’absence de gardien et de veilleur, les motions pulsionnelles n’ont pas de surface où s’écrire et s’expulsent directement dans le désordre des actes ou font retour dans l’hallucination.

Je vous épargnerais les très nombreuses idées incidentes, Einfälle, qui se sont produites jour après jour à la suite de mon rêve, leur floraison tient sans aucun doute au lieu d’adresse que vous constituiez pour moi, car le lieu d’adresse fait espace potentiel où se brodent des mots aux entours des images du rêve. Ces association vinrent progressivement transformer ces images en signifiants ou en lettres opérant le refoulement du visuel par la puissance des mots. Ce fut particulièrement marqué pour le rouge des deux serpents insistant comme image sous la forme intermédiaire d’un caducée, caducée ouvrant à bien d’autres chaines signifiantes… Mais revenons au rouge à ce rouge qui m’a intriguée des jours durant et puis l’image s’est littéralement voilée quand je réalisais que « Rouge » était l’intitulé d’un festival d’œuvres littéraires se donnant alors à Dijon à l’initiative d’un groupe appelé « La voix des mots », passage de la valeur visuelle à la valeur vocale comme dans le rébus, changement d’objet a et de position subjective. Je ne pus pas non plus ne pas entendre le tri de Tricot dans les trois empêchements et le trio des serpents intriqués en tresse..  Quant à la laisse et la tresse malgré leur bizarrerie, leur image aussi s’estompa au profit de la lettre S support de bien de mes questions sur l’écriture du rêve.
Du Es freudien dont je me demandais quelle est sa place dans le rêve , ce Es réservoir des pulsions et réceptacle des traces héréditaires ne serait pas plutôt que l’Ics ce qui fomenterait nos cauchemars ? Mais aussi S ces lettres de l’alphabet lacanien qui nous permettent de penser le discours, S1, S2, S barré S1. Là je pense au travail de Serge Leclaire développé à Dijon par Dominique Corre, Leclaire qui montre à partir des rêves de Freud comment le rêve au-delà du distinguo contenu manifeste/contenu latent rayonne autour d’un signifiant, signifiant maitre du rêve mais aussi comment se révèle au delà de la singularité d’un rêve, le S1 autour du quel s’articule le désir du sujet.
Car le rêve est porteur d’un savoir S2 ce qui nous pose la délicate question de son interprétation, que je n’aurais pas le temps d’aborder ici. Notons simplement que parfois il peut suffire que ce savoir soit produit, écrit par le rêve ,pour qu’un rêve même oublié, c’est-à-dire refoulé produise néanmoins un effet sujet. Ce savoir du rêve que devient il alors dans la pensée vigile ?
Enfin, si l’Ics et un savoir sans sujet, où est le sujet du rêve qu’il serait trop simple d’assimiler au rêveur ? Le saisit on dans l’écriture du désir Ics, dans le chiffrage du processus primaire, dans l’ouverture sur le réel quand le rêve produit cette ouverture ? Sur cette question que j’effleure à peine, je vous renvoie au très beau travail de Dany Cretin Maitenaz que l’on peut trouver dans les cahiers dijonnais comme celui subcité de Dominique Corre.

Mais prenons déjà le temps de revenir à des problèmes beaucoup plus élémentaires soit l’écriture du rêve comme écriture figurative.
L’ÉCRITURE FIGURATIVE

Formulation freudienne qui tente de résoudre la question des images du rêve en l’assimilant soit au rébus soit à des écritures qu’il dénomme « archaïques » ou « non-phonétiques ».

Ce n’est pas là l’une des moindres énigmes du rêve : pourquoi, lorsque nous sommes plongés dans le sommeil, c’est en images que cela se présente, que cela se re-présente ?  Comment expliquer cette  figuration visuelle ? Comment expliquer le caractère hallucinatoire du rêve ?

Image, certes, Bild, mais Bilderschrift, image donnée à la lecture, écriture figurée. Des mots traités comme des choses, subissant le même montage que les représentations de choses, Sachenvorstellung, ce qui fera écrire à Freud que dans le rêve nous voyons mais nous n’entendons pas. Nous voyons certes, mais ne pourrions dire : nous voyons avec des mots. Il me semble que, d’une certaine façon, nous pourrions appliquer au rêve ce que notait Paul Claudel découvrant d’immenses caractères gravés sur un mur de rocher dans un temple du Sud de la Chine. « L’écriture a ceci de mystérieux qu’elle parle », et d’ajouter dans son commentaire « pas de bouche qui le profère… »

L’écriture du rêve a ceci de mystérieux qu’à peine nous sortons de notre rêve, à peine nous nous éveillons, elle nous parle. Elle nous parle à mi mots , c’est un savoir qui se montre, mais un savoir qui se montre en se dérobant. Le rêve écrit comme un rébus est le lieu d’émergence d’un savoir énigmatique. Rébus, en allemand Bilderrätsel, devinette en images ; quant à Rätsel, c’est l’énigme. Prendre le rêve comme un rébus, ce n’est pas tant en dégager le sens que de se tenir à la littéralité du texte, au réseau de lettres qu’il a tenté d’inscrire et qui sont le chiffre du sujet, Le travail des mots va crayonner les images, en redessiner les contours, les développer, les déplacer, les mettre en perspective, les effacer petit à petit, pour que l’imaginaire s’efface sous le symbolique, puis le réel des mots et la matérialité de la lettre. Ces images sont apparues parce que dans le sommeil, la conscience a baissé sa garde, mais si l’énigme du désir s’y montre, il ne s’y donne pas. Entre écriture et mise en scène, entre monstration et énigme les rêves ne sont pas tant faits pour être compris que pour être entendus. Un rêve, ça se déchiffre dit Freud, disons plutôt avec Lacan « ça se lit dans ce qui s’en dit ».

Dans L’introduction à la psychanalyse, on trouve une phrase tout à fait stupéfiante. Cette phrase nous dit : « Le rêve, lui, ne se propose de rien dire à personne, et loin d’être un moyen de communication, il est destiné à rester incompris. » Alors le sens du rêve, n’est-ce pas plutôt sa butée sur
le non-sens ?

Lors  du Séminaire Les non dupes errent, dans une des premières séances, Lacan a fait une trouvaille qui le réjouit fort, il a retrouvé malgré des tas de problèmes d’édition les texte de Freud Limites à l’interprétation du rêve. Je peux vous dire qu’assistant à ce séminaire, cela a bouleversé mes idées sur le rêve. Moi qui croyais jusqu’alors qu’avec le déchiffrage au mot à mot j’avais saisi le fin mot du rêve, et bien Lacan ce jour-là renverse la perspective, ce qui importe dans le rêve, affirme-t-il, ce n’est pas son déchiffrage, c’est son chiffrage. Mais ce n’est pas tout, ce jour-là dans ce texte freudien, il réussit à dégoter son plus de jouir. En effet, que nous dit Freud dans ce texte, un Freud lacanien mais aussi winnicottien avant la lettre : il nous dit un rêve, c’est comme jouer ou fantasmer, cela n’a aucune utilité cela ne vise qu’un unmittelbare Lustgewinn, un gain de plaisir immédiat. Pour ce faire, me semble-t-il, il faut qu’il se déroule dans un espace psychique où cette écriture chiffrée ait comme moteur le désir Ics.

Quoi qu’en pense Freud, il n’en est pas toujours ainsi. Nous pouvons parfois avoir affaire d’ autres registres par exemple celui des structures ou des moments de cure où le rêve vient comme une annonce, il annonce le lieu où doit impérativement se porter la présence de l’analyste quand la dimension en jeu n’est plus celle de la réalisation du désir et que les pensées du rêve n’ont pas ou peu donné lieu au travail de  chiffrage.  Je pense ici à une séance où m’était rapporté ce rêve : « J’ai rêvé que j’accouchais d’un enfant d’un an et demi/deux ans. » Un rêve dont l’analysante remarque qu’il s’est déjà présenté dans sa cure et que la naissance est celle d’un garçon. Un rêve dont ni elle ni moi ne pouvons penser qu’il réalise un désir de maternité, nous n’en sommes pas là, pas plus, le désir qu’évoquent certaines femmes de mettre au monde un bébé déjà grand pour éviter l’angoisse de la confrontation au nouveau né. Sans doute, ne dit-il même pas, un désir de naitre ou de renaitre, sauf peut être comme garçon mais là non plus nous n’en sommes pas là… Je pense plutôt que dans la douleur relationnelle intense qu’elle vit à ce moment de sa cure il la convoque et me convoque au temps du trauma, après que sa mère, déprimée, l’ait quittée pour une hospitalisation quand elle avait 14 mois et qu’après le retour de celle-ci, elles ne se sont jamais retrouvées, la laissant devenir une petite fille extérieurement souriante et intérieurement hébétée.

À peine sa séance terminée me revient la deuxième partie de mon propre rêve, celle que j’ai jusqu’alors passé sous silence faute d’associations : « je ne pouvais partir car je devais garder l’enfant d’une amie… » Il se trouve que l’enfant de mon rêve avait 18 mois, 2 ans et que l’amie n’est autre que le médecin de cette analysante dont j’étais très soucieuse pendant que j’écrivais ce texte Elle peut en effet me demander de la garder longtemps encore, car il va nous falloir encore plusieurs tours pour que nous puissions introduire un peu de jeu dans l’espace sidéré du trauma.

Les rêves, écrivait Freud, suivent en général des frayages anciens dans sa perspective, il s’agit je pense du frayage ouvert par le désir infantile, j’en proposerais une autre acception : certains rêves n’ont ils pas comme seule visée de revenir dans le transfert au lieu des traces pour que les traces puissent devenir écriture ?

Aussi ne serais je  pas quitte du défi que me lançait mon rêve si je ne me saisissais pas maintenant du troisième brin de la tresse, soit celui qui n’avait pas encore pris couleur : le réel. Pour ce faire, je n’ai pas trouvé d’autre façon d’opérer d’aller chercher du côté du cauchemar, comme ratage relatif de l’ écriture du rêve et de l’ombilic du rêve comme origine et limite de cette écriture. Le cauchemar comme échec de la fonction onirique où le chiffrage n’arrivant pas à faire son œuvre le rêve s’interrompt et provoque le réveil. Quant à l’ombilic du rêve sur lequel je terminerais, il est à l’intérieur même du rêve ce point structural d’où surgit son écriture et où la possibilité de sens trouve son point d’arrêt.

 

 

2. Le cauchemar, échec du gardien et du veilleur. Le cauchemar, signal du réel. Le cauchemar, face symptomatique du rêve
Étymologiquement cauchemar vient du verbe caucher, presser, et d’une racine germanique, Mare, qui se retrouve probablement dans le nightmare anglais, mais qui veut dire démon ou incube. Ceci pour l’Europe du Nord. Mais dans le Sud de l’Europe, en occitan, cauchemar vient de cauchevieio, qui signifie la vieille qui presse. Comment mieux dire l’oppression cauchemardesque entre démon de la nuit et imago archaïque du désir maternel ? Dans le cauchemar, le rêve est débouté de sa place de gardien du sommeil, puisque le plus souvent on se réveille pour échapper aux démons de la nuit qui ne sont que la face nocturne de la jouissance du jour. Il interrompt le sommeil dans la terreur ou l’horreur, le processus de figuration échoue à contenir l’angoisse, cela cesse de s’écrire ; nous sommes à la limite du pouvoir des mots. Pourrait-on dire que le cauchemar entre rêve et psychose présentifie la face réelle de la représentation ? À l’opposé de la scène du rêve, le cauchemar est le fruit d’un double échec : échec de la censure, échec de l’écriture qui signe la proximité du réel, mais aussi échec de la mise en lettres qui nous garderait de la présence trop réelle de notre corps. Si la psychose est échec du travail de l’inconscient pour border le réel, le cauchemar est échec du travail de chiffrage, échec de la fonction du rêve comme gardien du sommeil.

Pour Freud, cauchemar, rêve d’angoisse et rêve de déplaisir, ne semblent pas significativement différent, car tous les rêves sont accomplissement du désir, à l’exception des rêves traumatiques qui ouvrent sur l’au-delà du principe de plaisir. Dans cette perspective freudienne le cauchemar reste lié à la vie libidinale ; ce sont des rêves à contenu sexuel dont la libido s’est transformée en angoisse. C’est la réalisation franche d’un désir repoussé, selon le principe qui veut que ce qui est plaisir pour un système peut être déplaisir pour un autre. Ainsi, le cauchemar est satisfaction pour le Ça et mode d’angoisse pour le Moi. Je dirais plutôt que si l’on peut penser le rêve comme ce qui vient se substituer à l’impossibilité d’écrire le rapport sexuel, le cauchemar serait une sorte de forçage où le réel du sexuel se précipiterait massivement. Ce serait sans doute la perspective de Jones qui fait du cauchemar la mise en scène du désir incestueux.
Avec Lacan, et le dégagement de la jouissance de l’Autre, le cauchemar se présentera comme l’incube ou le succube qui vous écrase sous sa jouissance. Vous êtes écrasé, certes, mais pas pour autant totalement exclus de l’univers du discours puisque, comme il le dit magnifiquement dans le Séminaire sur l’Angoisse, ces incubes ou ces succubes seraient « des êtres questionneurs », ils questionnent la jouissance, la jouissance de l’Autre.
Mais ne nous faudrait il pas distinguer les cauchemars du petit enfant souvent liés à l’apparition de phobies qui questionnent en effet sa jouissance incestueuse et la jouissance de l’Autre maternel et les cauchemars précédant ou émaillant la psychose. Y a-t-il encore place pour une question dans la terreur qui saisit le Horla de Maupassant chez qui le récit de son épouvante débute par un cauchemar, jusqu’au moment où, totalement sous l’emprise de la jouissance de l’Autre, son miroir devenant surface transparente, ne lui renverra plus sa propre image.

« Bientôt je commencerai à dormir d’un sommeil plus affreux que l’insomnie. À peine couché, je fermais les yeux et m’anéantissais. Oui, je tombai dans le néant, un néant absolu, dans une mort de l’être entier dont j’étais tiré brusquement, horriblement par l’épouvantable sensation d’un poids écrasant sur ma poitrine et d’une bouche qui mangeait ma vie sur ma bouche. Figurez-vous un homme qui dort, qu’on assassine, et qui se réveille avec un couteau dans la gorge, et qui est recouvert de sang, et qui ne peut plus respirer, et puis qui ne comprend pas. Voilà. »

Tandis que le sommeil met le rêveur à l’abri de la jouissance, le cauchemar nous précipite hors de cet abri. Dans le cauchemar, votre corps tombe jusqu’à s’écraser, ce qui vous réveille avant l’issue fatale. Vous vous trouvez au bord de l’asphyxie, vos jambes se dérobent, une figure aimée se déforme dans une caricature terrifiante. Vous êtes dardé par des yeux rouges, frappé par une main immense, envahi par le réel massif d’un corps qui n’est plus noué au langage.
Si, dans le rêve le désir cherche à se faire reconnaître, et se substitue à la jouissance, dans le cauchemar, la jouissance de l’Autre se substitue au désir.
Dans le cauchemar, le travail de déformation est nul ou insuffisant, on est à la limite du chiffrage, puisqu’y défaille au moins partiellement la clé du chiffre qui vient barrer la jouissance de l’Autre, soit l’instance phallique. Scène à la limite de l’écriture, où la puissance mauvaise de l’étranger trop familier fait retour, ce sont pourrait on dire des rêves qui ne parviennent pas à écarter le réel et nous laissent sans recours face à la Dustuche, la mauvaise rencontre.

 

 

 

3. L’ombilic du rêve
Ce qui se lit dans ce qui s’écrit s’arrête en un point que Freud nomme « l’ombilic du rêve », lieu où s’arrête le sens et les possibilités d’interprétation mais aussi lieu d’émergence du désir du rêve. Si le défaut d’écriture du cauchemar peut s’assimiler à un symptôme, l’ombilic du rêve est un point structural autour duquel le rêve trouve à la fois sa source et sa limite.
Trouvaille freudienne, il apparaît en deux endroits de la Traumdeutung, et n’est repris par son auteur dans aucun autre texte sur le rêve. On se serait attendu à le retrouver dans le texte de 1925 consacré aux « Limites de l’interprétation du rêve ». Eh bien, pourtant, il n’en est rien. Au-delà de la Traumdeutung, Freud semble avoir abandonné la métaphore d’un lieu paradoxal d’où surgit le sens en même temps que tout sens vient s’y abolir.
L’ombilic surgit sous la, plume freudienne une première fois dans le rêve des rêves, le rêve d’Irma en ce moment où Freud, amenant Irma près de la fenêtre pour examiner sa gorge découvre la fameuse tache blanche et les cornets couverts d’escarres, juste à ce moment il éprouve le besoin d’insérer cette note que je vous donne à entendre : « J’ai l’impression que l’analyse de ce fragment n’est pas poussée assez loin pour que… toute sa signification secrète… Le rêve a au moins un endroit où il est insondable, pareil à l’ombilic par lequel il est rattaché à l’unerkannt, l’inconnu, le non connu. » Ou plutôt, comme le fait remarquer Lacan, le préfixe allemand un renvoyant toujours à la dimension de l’impossible, à l’impossible à reconnaître à ce qui ne peut ni se dire, ni s’écrire. À cet endroit, la bouche s’ouvre sur le silence anatomique et l’écriture du rêve d’Irma s’arrête une première fois dans l’évanouissement du sujet. N’est-ce pas alors le réel qui se profile dans sa dimension d’impossible, réel que le chiffrage du rêve masquait, jusqu’à la buter sur ce point traumatique, point où s’arrête le retour du refoulé que permet le sommeil et que le rêve a charge de mettre en scène.
En ouvrant cette bouche, Freud constate cette fameuse tache blanche, tache blanche pour continent noir, pourrait-on dire. Cette bouche ne s’ouvre-t-elle pas sur l’irreprésentable, le trop réel du sexe féminin comme métaphore de l’impossible à symboliser ? Elle résiste, dit le texte du rêve. Qui résiste, Irma ou Freud, devant ce réel de la chair et de l’Autre sexe ? Mais plutôt que d’imputer à Freud sa résistance, saluons cette trouvaille de son savoir inconscient : l’association du féminin et d’un point qui résiste à la symbolisation.
Cet ombilic surgit en une deuxième occurrence. Il s’agit du chapitre 7, celui de « La psychologie du rêve », quand Freud aborde l’oubli du rêve. Il ne s’agit plus d’une note discrète mais d’un milieu de page, sans que pour autant il fasse allusion à la note précédente. « Dans les rêves les mieux interprétés, l’on doit souvent laisser un endroit dans l’obscurité, parce que l’on remarque en interprétant que commence là une pelote de pensées du rêve qui ne se laisse pas démêler, mais aussi qui n’a fourni aucun apport complémentaire au contenu du rêve. C’est alors là l’ombilic du rêve, le lieu où il est aufsitz, assis, posé sur, l’unerkannt, l’impossible à reconnaître. Les pensées du rêve sur lesquelles on arrive par l’interprétation doivent tout à fait généralement rester sans conclusion et de tous les côtés, dans l’enchevêtrement réticulé de nos pensées. Alors le Wunsch, le désir du rêve, s’élève d’un endroit plus dense de ces entrelacs comme un champignon de son mycélium. »

Impossible de ne pas être saisi par la floraison des métaphores sous la plume freudienne : ombilic, pelote, mycélium, champignon. Métaphores qui disent à la fois son embarras théorique et sa tentative de dépasser cet embarras par un vocabulaire poétique, et par un procédé qui rappelle ici encore le mode de figuration du rêve.
Arrêtons-nous quelques instants sur cet ombilic. Trou fermé à la différence des orifices du corps ouvert comme zone érogène, fermé par la naissance, mais ouvert comme lieu de passage à un flot continu avant la césure de cette mise au monde. Ce n’est pas un orifice pulsionnel, c’est un stigmate, une cicatrice, point qui dans le rêve ne peut être dépassé, point où le réseau en tant que réseau s’arrête. Clôture où s’origine l’ordre symbolique. La cicatrice corporelle témoigne de la place du sujet dans le désir de l’Autre et confrontera le sujet à l’énigme de ce désir. Dans le rêve, ce point ombilical n’est il pas le lieu où s’origine le réseau des signifiants, le lieu  où le sujet viendra prendre sa place dans sa soumission à cette antécédence, exclusion de son origine qui est le fait de tout parlêtre. Néanmoins aufsitz, assis sur le réel produit par l’Austsössung. Prenant son assise, mais en étant à jamais séparé par le trou du refoulement originaire ; clôture sur un lieu d’oubli radical,

Dans sa réponse à Marcel Ritter des journées de Strasbourg de 1975, consacrées pour une part à la question du rêve et de son ombilic, Lacan désignera en effet l’unerkannt, comme l’urverdrängt, le refoulé primordial, l’inconscient irréductible celui que jamais on ne pourra dire.
L’ombilic du rêve ne constituerait-il pas alors à la fois un point d’ouverture sur l’urverdrängt et de fermeture à son accès, désignant une limite à l’interprétation du rêve, une limite à la recherche du sens, là où aucun gain de sens n’est possible ?
Il y a aussi le champignon et le mycélium. Dans son commentaire à propos du mycélium, Lacan fait remarquer qu’il s’agit d’une moisissure. Pour ma part, je me suis demandée s’il ne fallait pas le penser comme l’acceptation freudienne de ce que Lacan a désigné comme substance jouissante, substance dans laquelle le phallus fait trait, et en y faisant trait barre cette substance jouissante en y inscrivant le réseau des signifiants. Ce mycélium, porteur de la vie végétative, ne serait-il pas ce qui fait étoffe au fantasme inconscient, seule mise en forme que nous ayons du désir, fantasme inconscient qui organise le rêve ?

Peut-on dire et c’est par là que je terminerais, qu’en ce lieu ombilical se conjoignent la naissance du symbolique et l’origine du désir ; un lieu où peut être mis en jeu et noué au symbolique et à l’imaginaire le jamais advenu qui ne cesse pas de ne pas s’écrire, le réel propre au sujet ?
( la place du réel dans la fonction onirique mériterait bien  d’autres développements, l’on peut se reporter au remarquable  texte d’Olivier Grignon paru dans la revue Che Vuoï  « Avec la psychanalyse, l’homme se réveille  » dont notre groupe dijonais avait eu la primeur lors de l’ouverture de  notre cycle sur le Rêve ).