Du Malaise : dettes symbolique et économique
L’actualité nous sollicite à relire le « Malaise dans la civilisation », soit « une autre écriture de la théorie de la culture » (Freud) mais aussi bien de la civilisation, puisque, dans la langue de Freud, ce sont les deux faces d’un même terme. Dans l’« Avenir d’une Illusion » (1926) et dans le «Malaise » (1929), le « Gut » a également un sens double : le bon comme salutaire vertueux, de bonne (foi) et le bien comme fortune, propriété, bien immobilier. Cette mise en rapport des deux faces du « Gut » est initiée par Freud et poursuivie par Lacan dans « L’Éthique de la psychanalyse » (1960).
C’est opportunément que Nabile Farés nous invite dans la dernière livraison de « Che vuoi? » (Oupire, p 192) à relire Freud : « La culture-civilisation englobe tout le savoir et tout le savoir-faire que les hommes ont acquis afin de dominer les forces de la nature et de gagner sur elle les biens pour la satisfaction des besoins humains (Befridigung der menlischer Befurdnis) et d’autre part, tous les dispositifs (Einrichtungen) qui sont nécessaires pour régler les relations des hommes entre eux et en particulier la répartition des biens accessibles ». Nous sommes au cœur du sujet. La citation de Freud se poursuit ainsi : « Ces relations de la culture ne sont pas indépendantes l’une de l’autre, premièrement parce que les relations mutuelles des hommes sont profondément influencées par la mesure des satisfactions pulsionnelles (Triebbefridigung) que permettent les biens disponibles, deuxièmement parce que l’homme lui-même est susceptible d’entrer avec un autre dans une relation qui fait de lui un bien ».
Qu’est-ce-à-dire, demande N. Farés, un bien ? C’est une propriété, un domaine, une proie et aussi comme le dit Freud, dans le Malaise, une force de travail, un objet sexuel.
Freud n’est pas un réactionnaire même s’il n’est pas idéologiquement progressiste. Et son jugement n’est pas pris en défaut quand, après avoir critiqué les Soviets, il souligne que l’abolition de la propriété privée (laquelle est cause de violence, pour les communistes d’alors) ou du droit individuel aux biens matériels (Dinglichgutes), n’a pas supprimé le penchant à l’agression… et l’a même ravivé.
Lacan reprend la question du bien dans l’Éthique (en particulier, dans le chapitre sur la fonction du bien, Ed. du Seuil). Il suggère que « la disposition du bien est essentielle et si on la met au premier plan, tout vient au jour de ce que signifie la revendication de l’homme parvenu, à un certain point de son histoire, à disposer de lui-même ». Mais pour conclure : « la dimension du bien dresse une puissante muraille sur la voie de notre désir ».
« L’ordre symbolique n’est plus ce qu’il était » titrait avec nostalgie un récent colloque de psychanalystes. Probablement, la prédominance contemporaine de l’économique, mais aussi la vitesse de circulation de l’information ne sont pas sans influence sur le sujet. Aujourd’hui, le Malaise est aggravé dans ses conséquences par une montée en puissance d’une économie-monde et par l’inégale répartition des plus-values collectées. Ces problématiques nous incitent à reprendre la question du rapport du symbolique et de l’économique.
« L’Éthique à Nicomaque » est exemplairement relue par Marx et par Lacan dans une démarche d’élucidation de l’énigme de la valeur et de la monnaie. Rappelons que, pour Aristote, la monnaie (nomismata) est définie comme moyen d’échange pour un juste rapport entre deux marchandises, nécessaire à la vie en commun (koinona). Le chapitre suivant de son Éthique, est consacré à l’intempérance, aux déviations du désir (epithumia, appétit). Selon Aristote, la prospérité matérielle, l’accumulation des biens, n’engendrent pas le bonheur.
Notre civilisation contemporaine se règle sur la consommation des objets : ne faudrait-il pas dire : consumation du sujet, selon un mot de Lacan dans les années 70.
Les économistes multiplient les publications sur la problématique de la dette ; peut-être faut-il alors rappeler un concept central apporté par Lacan, présent dès le commencement de son œuvre : la dette symbolique.
Présidente de séance : Laurence Gilloire